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- De quoi ? De prison ?

Puis, éclatant soudain de ce grand rire qu’il tenait d'Auguste :

- Ce sera un bon coureur celui qui me rattrapera !

Et, repoussant Manteuffel, il s'élança dans l’escalier, sauta à cheval et, rameutant les Courlandais déjà prêts à partir :

- En selle, Messieurs ! Une dame m’attend !

Une sorte de hurlement sauvage lui répondit et il partit au galop « avec sa bande de furieux »…

Il n’avait même pas pris le temps de demander à Manteuffel la raison du revirement paternel mais, au fond, il avait aussi bien fait parce qu’on ne la lui aurait pas donnée. Elle tenait en peu de mots : fermement décidée à mettre la main sur le double duché via son favori Mentchikoff, la tsarine venait de proposer au fils d’Auguste II la main de sa fille Elisabeth et, comme ledit Auguste devait plus ou moins à la Russie de Pierre le Grand d’avoir récupéré son trône polonais, il ne pouvait être question pour lui de causer une peine, même légère, à sa puissante voisine. D’où l’interdiction.

Mais de tout cela Maurice ne se soucie guère : l’accueil triomphal que lui a réservé le peuple de Courlande le ravit. Ce sont des gens solides, les hommes comme les femmes, grands buveurs de bière et durs à l’ouvrage dans un pays où la nature exige qu’on la prenne à bras-le-corps : en résumé, des sujets à sa taille. Ils le « portent » littéralement jusqu’à Mittau. C’est, presque au confluent de l’Aa et du fleuve Mutza qui vont se jeter dans le golfe de Riga, une ville quasi médiévale avec un château de briques rouges hérité des chevaliers Teutoniques. C'est là que réside le duc quasi fantôme mais la duchesse douairière n’y est pas. Elle habite non loin de là une demeure plus agréable nommée Annenhof, ce dont se réjouit son prétendant qui ne doute pas un instant de pouvoir la séduire. Les femmes l’ont trop gâté jusqu'à présent pour qu’il ne soit certain de réussir.

Quant à être lui-même séduit c’est une autre affaire et, quand il se trouve devant elle, il retient un hoquet de surprise. Bien qu’elle ne soit que la nièce de feu Pierre le Grand, elle en a les dimensions : d’une taille impressionnante, le ventre rebondi, la poitrine opulente, un visage soufflé, déjà bouffi par la graisse, surmonté d’une abondante chevelure brune. Quant à ses yeux, ils sont d’un bleu vif dont la hardiesse manque faire perdre contenance à son invité. Une fois expédiées les politesses de la porte, elle se met à l’examiner de la tête aux pieds comme s’il était un cheval. Tout juste si elle ne lui demande pas de faire un tour sur lui-même et de montrer ses dents.

« Seigneur ! pense Maurice légèrement refroidi, coucher avec cette femme ne sera pas une partie de plaisir ! »

Il faut bien qu’il s’y attende car, de toute évidence, l’examen est concluant - il plaît à la dame :

- Mon cher comte, émet-elle en allemand (elle parle à peine le français qui est cependant la langue non seulement diplomatique mais élégante de toute l’Europe), je crois que nous allons nous entendre à merveille ! J’aime qu’un homme ait l’air d’un homme. On voit tout de suite que vous en êtes un vrai. Passons à table !

Dans l’immédiat Maurice ne demandait pas mieux : les longues chevauchées lui donnaient toujours de l’appétit, mais il lui fallut admettre que son hôtesse lui en remontrait aussi sur ce plan-là. Elle aimait manger et mangeait en conséquence. Elle aimait boire et buvait en proportion. Elle aimait aussi rire et le repas où les poissons, le porc sous presque toutes ses formes, les volailles, les pâtisseries, les crèmes et les confitures abondaient fut émaillé de « bonnes plaisanteries » dont certaines n’eussent pas été déplacées dans un corps de garde.

A la fin, les yeux de Son Altesse papillonnaient. Elle rota bruyamment, bâilla et déclara en se levant de table, étayée par deux de ses plus solides suivantes :

- Il se fait tard, comte, et je me sens lasse. Pour ce soir, nous nous en tiendrons là ! A demain les choses sérieuses !…

En baisant sa main au moment de lui souhaiter une bonne nuit il crut déceler une bizarre odeur évoquant l’étable et ses narines palpitèrent. L’une des deux jeunes filles - ou jeunes femmes : on ne lui avait présenté personne - qui entouraient la duchesse pour la soutenir, retint une évidente envie de rire qui fit briller de bien jolis yeux noisette. Elle s'arrangea pour rester en arrière. Puis prenant un air doctoral chuchota :

- Son Altesse n’emploie que du beurre fondu sur sa peau trop délicate pour supporter le savon !

Maurice ne put retenir un éclat de rire qu'Anna Ivanovna, déjà éloignée, n’entendit pas. C'était un comble en vérité : non seulement il allait devoir épouser une femme taillée comme un lansquenet, donc à cent lieues de son idéal féminin, mais ses nuits seraient parfumées au beurre rance ? Habitué à la vie des camps et aux odeurs souvent déplaisantes voire affreuses des champs de bataille, il n’était pas un homme délicat mais, partisan convaincu du savon et de l’eau froide qui tonifie les muscles, il n’en appréciait que mieux certains parfums de femmes. Celui de rose et d’oranger qu’employait Adrienne était délicieux et le souvenir qu’il gardait de Louise-Elisabeth de Conti ramenait à son nez la senteur légèrement poivrée de l’œillet mélangé à l’iris et à une fragrance inconnue dont par-delà le temps et la distance il éprouvait encore les vertus aphrodisiaques. Qu’allait-il bien pouvoir faire d’une motte de beurre ? C’était peut-être cher payer une couronne ?

Cependant, la jeune fille s'attardait et suivait visiblement d’un air amusé le fil de ses pensées en maniant doucement un éventail d’ivoire. Décidément elle était charmante avec sa couronne de tresses rousses et son petit nez retroussé. Bien que vêtue modestement de velours brun, découvrant un sage décolleté encadré de dentelle blanche, elle trouvait le moyen d’être infiniment plus élégante que sa maîtresse dans ses falbalas rouges et jaunes démodés. Maurice pensa quelle pourrait être un agréable contrepoint à l’austère devoir conjugal :

- Comment vous appelle-t-on, belle enfant ?

- Dorothea, Monseigneur. Dorothea Belling. Mon frère a fait partie de l’escorte qui est allée quérir Votre Excellence à Varsovie mais nous ne sommes pas de ce pays.

- Non ? Duquel alors ?

- De Hollande. Venu chercher fortune ici notre père s’y est fixé. Nous serions tous les deux très heureux si vous deveniez l’époux de Son Altesse !

- Plus que moi peut-être mais… si nous étions amis, j’y trouverais sans doute plus de charme. Qu’en pensez-vous ?

Elle eut son joli rire clair puis, se haussant sur la pointe des pieds, elle posa sur la bouche de Maurice un baiser léger avant de s’enfuir dans un envol de jupons blancs. Celui-ci pensa qu’elle lui plaisait vraiment beaucoup…

Dans les jours qui suivirent, il découvrit que sa « fiancée » avait des goûts bizarres : il y avait des fusils chargés à presque toutes les fenêtres de ses appartements et, de temps en temps, Anna Ivanovna en ouvrait une, prenait l’arme et abattait un oiseau en vol ou quelque autre animal aventuré près du château. Il lui arrivait même d’obliger une de ses suivantes à en faire autant. Certaines s’exécutaient sans broncher mais d’autres, dont la petite Belling, faisaient tous leurs efforts pour y échapper. La duchesse adorait aussi les toupies hollandaises que l’on actionne à coups de fouet et s’y montrait experte, ce qui constituait un curieux exercice pour une femme. En dehors de ces activités elle passait des heures étalée sur son lit à grignoter des pâtisseries en écoutant conter les vieilles légendes du pays, ou encore à installer ses filles d’honneur à leur broderie dans la pièce attenante à sa chambre en leur ordonnant de chanter. Et malheur à celle qui ne s’exécutait pas : Son Altesse réveillait son enthousiasme avec un vigoureux soufflet qui lui laissait la joue rouge pour un moment.