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Son parti était pris. Non seulement Adrienne, mais aussi son régiment qu’il eût fait venir s’il avait épousé Anna Ivanovna, souhaitaient son retour. Il servirait désormais le jeune roi de France et lui seul. Finalement celui-ci n’avait-il pas une épouse polonaise ? Et puis en passant il irait rendre visite à sa mère dont il n’avait pas de nouvelles.

Le temps était abominable avec ses tempêtes de neige, ses vents furieux et ses chemins verglacés ; Maurice s’attarda un moment à Dresde dans ce foyer fraternel où l’on ne souhaitait que le garder assez longtemps pour tenter un rapprochement avec Auguste II. Le roi était encore à Varsovie mais ne manquerait pas de revenir à Dresde à l’occasion du Carnaval, qui était sa fête préférée… Son humeur serait alors charmante et, comme il avait de l'affection pour Constance et aimait le climat familial qu’elle s’entendait si bien à créer, la réconciliation viendrait d’elle-même.

Cependant Maurice s’impatientait. Ce rude hiver était peu favorable au passage du courrier, pourtant l’absence de nouvelles venues de Quedlinburg commençait à l’inquiéter… Non sans raisons : quand le temps se radoucit et que l’épaisseur de la neige diminua, deux lettres d’Amélie de Loewenhaupt lui parvinrent simultanément : la première signalait qu’Aurore était malade ; la seconde la disait très mal et suppliait Maurice de se hâter s’il voulait la revoir vivante. Celle-là datait de quatre jours.

A l’angoisse qui lui serra le cœur, Maurice réalisa à quel point il aimait sa mère. S’y mêlait un sentiment d’incrédulité. Toujours belle en dépit de quelques mèches blanches qui lui allaient à ravir, toujours mince, élégante et pleine de vitalité, elle ne pouvait pas disparaître ainsi ? Si Amélie la disait très mal… elle n’était pas…? Non, jamais le mot terrible ne pourrait s’accorder au nom d’Aurore de Koenigsmark !

Une heure après avoir reçu le désastreux billet, Maurice galopait vers Quedlinburg, Beauvais sur ses talons. Une voiture l’eût trop ralenti tandis qu’un cheval passait partout ! Mais, quand après deux jours et deux nuits d’un voyage harassant, coupé seulement par les arrêts aux relais pour changer de monture et avaler quelque chose, les deux hommes fourbus mirent pied à terre devant le portail de l’antique abbaye. Quand ils se furent fait connaître, ils virent accourir la comtesse Amélie entièrement habillée de noir. Elle se jeta en pleurant dans les bras de son neveu qu'elle tint serré contre elle si étroitement qu’il put percevoir les battements de son cœur. Le sien se serra :

- J’arrive trop tard, n'est-ce pas ?

- Elle est au tombeau depuis deux jours. Mais viens d’abord te réchauffer et te réconforter ! Tu es trempé… et ton valet ne vaut guère mieux.

Un palefrenier vint prendre les chevaux et le léger bagage tandis que l’on se dirigeait vers la maison d’Aurore. Une servante emmena Beauvais à la cuisine et Amélie fit entrer Maurice dans l’agréable salon dont il connaissait chaque meuble, chaque objet… Le feu ronflait dans le poêle de faïence blanche : il y faisait bon et les jacinthes bleues s’épanouissaient dans des petites vasques de céramique, exhalant le doux parfum boisé qu’Aurore aimait tant. Tout d’ailleurs était semblable au souvenir que gardait Maurice de sa dernière visite et l’on aurait pu croire que la prieure des chanoinesses allait entrer d’un instant à l’autre, s’asseoir devant le métier à tapisser dont le siège gardait son empreinte, et les soies diversement colorées jetées sur le cadre semblaient attendre le choix de sa main. Il y avait même, au dos d’une bergère, la grande écharpe de laine blanche dont elle enveloppait ses épaules quand elle sentait un peu de frais.

Maurice s’en empara, y enfouit son visage et se laissa tomber dans le fauteuil abandonné pour pleurer cette mère qu’il avait adorée sans jamais le lui dire.

- Comment est-ce arrivé ? demanda-t-il. Le mal dont elle souffrait n'était pas si grave ? Elle n’avait pas soixante ans !

- Elle était plus malade que nous ne le pensions. Mais elle avait trop d’orgueil pour le laisser voir. Même à moi ! Ulrica seule savait et ne m’a confié le secret qu’à son heure dernière. Sur la fin elle souffrait énormément en dépit des grains d’opium que l’apothicaire du couvent lui faisait absorber dans du lait. Et puis ces derniers temps elle s’est tellement tourmentée pour toi ! Cette aventure courlandaise était insensée…

- Ne me dites pas qu’elle n’a pas été fière quand j’ai été élu duc de Courlande ?

- Certes, elle le fut. Pourtant elle était inquiète, connaissant ton goût pour les jolies femmes… et sachant à quoi ressemblait Anna Ivanovna. Ces Russes sont impossibles, vraiment ! Veux-tu prendre du repos maintenant ou préfères-tu voir ta mère ?

- La voir ? Mais ne m’avez-vous pas dit qu’il était trop tard ?

- Pour l’embrasser, oui, mais, viens avec moi, tu comprendras…

Elle le conduisit à l’église, vide à cette heure où aucun office n’avait lieu, et le fit descendre dans la crypte où étaient les tombeaux des chanoinesses. Maurice s’immobilisa devant l’étonnant spectacle qui s’offrait à lui, éclairé par quelques cierges : sa mère était là, en effet, et très visible dans un cercueil vitré comme un carrosse. On l’avait revêtue d’une somptueuse robe de damas bleu garnie de volants au point d’Angleterre et de Malines. Les flammes tremblantes des longues bougies faisaient briller les bijoux qu’elle portait au cou, aux oreilles, sur la poitrine, aux poignets et aux doigts. La mort en passant sur elle avait effacé les traces de la souffrance, de la maladie et même de l'âge : les mèches blanches des cheveux étaient une parure de plus et Aurore, dans sa beauté retrouvée, semblait dormir comme la princesse du conte de Perrault1.

- Aucun prince ne viendra la réveiller, murmura derrière Maurice la voix d’un homme dont il n’avait pas remarqué la présence parce qu’il était rentré dans l’ombre d’un pilier au bruit de ses pas, mais quand, au dernier jour, la trompette de l’Ange se fera entendre, elle se relèvera, belle parmi les plus belles, pour aller vers le trône de Dieu !…

Se retournant, le comte reconnut le baron d’Asfeld, cet homme hors du commun qui avait voué sa vie à Aurore, l’unique femme qu’il eût aimée. Il s’était fait son chevalier dans la grande tradition des pures amours des chansons de geste et ne l’avait plus quittée, se contentant de vivre dans une maison proche du couvent, l’escortant lorsqu’elle s’absentait, attaché au seul bonheur de la voir chaque jour.

- Nicolas ! reprocha doucement Amélie. Vous n’allez pas rester dans cette crypte jusqu’à la fin de votre existence ?

- Pourquoi non ? Mon bonheur est auprès d’elle et tant que mes yeux pourront la voir je ne souhaite rien d'autre que rester au poste que je me suis choisi il y a longtemps déjà ! Elle a été, elle reste ma lumière…

Tandis qu’il parlait des larmes lentes coulaient sur son visage balafré que creusait la douleur… Emu, Maurice le prit aux épaules pour l'embrasser :

- Vous la connaissiez mieux que moi et je ne vous dirai jamais assez de mercis. Mon égoïsme se satisfaisait de vous savoir à ses côtés et, grâce à vous, je n'ai jamais eu de soucis à son sujet. Entre tante Amélie et vous je la savais protégée…