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Frédéric-Henri était trop fin pour ne pas deviner la pensée de son beau-frère. Aussi ajouta-t-il sans avoir l’air d’y toucher :

- Je pense qu’en m’invitant avec toi, Sa Majesté a jugé opportun de placer entre vous un tiers bienveillant. Il te connaît et se connaît lui-même.

- Et alors ?

- Une phrase malheureuse est si vite arrivée quand deux soupes au lait se rencontrent ! soupira-t-il. En outre nous avons ici le roi de Prusse. Mieux vaut qu’avec un étranger dans nos murs les affaires de famille restent sereines…

- Sois tranquille, sourit Maurice, je saurai me conduire.

L’entrevue eut lieu dans le cabinet de travail du vieux palais où Aurore avait résisté si vaillamment aux premières entreprises amoureuses de celui qui était à l’époque l’Electeur Frédéric-Auguste de Saxe. Tiré à quatre épingles mais le cœur battant la chamade, Maurice s'inclina juste ce qu’il fallait devant son père. Debout près d’une fenêtre, les mains derrière le dos, celui-ci le regarda venir en mâchonnant une pâte de fruits. Il avait sa tête des mauvais jours, ce qui ne laissa pas d’inquiéter le « trait d’union ».

- Heureux de vous voir, Friesen ! Pensez-vous que nous ayons encore quelque chose à nous dire, ce personnage et moi ?

L’attaque désarçonna l’interpellé qui ne s’y attendait pas.

- Mais sire…

- Ne te fatigue pas ! coupa Maurice devenu pourpre. Sa Majesté t’a seulement invité à constater la rancune qu’elle me garde ! Je n’ai à attendre qu’une bordée d’injures inacceptable par un homme d’honneur et a fortiori quand elle s'adresse à un duc de Courlande doublé d'un officier général du Roi Très-Chrétien, Louis de France, quinzième du nom ! Et comme je n'ai nulle envie d'en entendre davantage…

Il rectifia la position, salua de la tête en cassant le cou et tourna les talons pour gagner la porte.

- Restez ! C’est un ordre ! En admettant que vous ayez encore droit à ce titre, le duc de Courlande est vassal du roi de Pologne ! Quant au maréchal de camp des armées françaises, il n’en est pas moins Saxon. Jusqu’à présent tout au moins !

- Ce qui ne saurait durer ! Je vais demander la nationalité française.

- Vous oubliez l’Edit de Nantes ! Il vous faudra abjurer votre religion !

- Qu'avez-vous fait d'autre pour obtenir la couronne de Pologne ?

- Vous auriez blessé cruellement votre mère !

Le plafond doré renvoya l’éclat de rire de Maurice :

- Venant de vous c’est impayable ! Vous qui n'avez jamais cessé de la blesser ? Sauf peut-être pendant une seule année…

Un rugissement lui répondit. Rendu furieux Auguste se rua vers son fils les mains en avant, prêt à l’étrangler. Le sang affluant à son visage lui donnait une curieuse teinte violacée. La main sur la garde de son épée, Maurice recula d’un pas, prêt à dégainer, mais avec un cri horrifié Frédéric de Friesen s’était porté entre eux, les bras écartés, pour les tenir à distance l’un et l’autre :

- Sire, par grâce !… Maurice, par pitié pour toi-même !

Il était plus fragile que ces deux hommes possédant une égale force herculéenne et risquait d’être écrasé au cours de l’affrontement. Le temps d’un éclair Maurice s’en rendit compte, recula vivement et s’écarta… laissant son père poursuivre son élan jusqu’à un fauteuil qui s’effondra sous son poids… Il eut aussi assez de sang-froid pour retenir un éclat de rire et se détourner tandis que Friesen aidait le roi à se relever. Mal lui en prit : celui-ci lui envoya une bourrade qui l’assit sur le tapis.

- Laissez-moi donc tranquille, Friesen ! Voilà des années que je brûle d’envie d’administrer à ce galopin la raclée qu’il mérite !

- Vous pourriez tomber sur plus fort que vous, sire ! fit Maurice qui, son calme retrouvé, attendait la charge les mains derrière le dos…

- C’est ce que nous allons voir sur l’instant ! riposta Auguste en commençant à déboutonner son justaucorps.

- Vous n’allez pas vous battre ? gémit Friesen affolé. Le père contre le fils ?

- Pourquoi non ? riposta le dernier… Ce pourrait être amusant !

Mais ni l’un ni l’autre n’eurent le temps de se mettre en place. Un homme visiblement dans tous ses états venait de se précipiter dans le cabinet, écarlate d’avoir couru, la perruque de travers et presque en larmes :

- Sire, sire ! C’est épouvantable ! Jamais je n’ai vu chose pareille chez des gens civilisés… Cette horrible femme !

- Remettez-vous, Manteuffel ! fit Auguste en se rajustant. Et d’abord reprenez votre souffle !… Bien !… A présent dites un peu qui est cette horrible femme ?

- La… la comtesse de Flemming ! Je viens… de chez elle pour les dernières formalités et… oh, c’est abominable !

Au mépris de tout décorum le nouveau Premier ministre s’affala sur un siège en offrant les prémices d’un probable évanouissement.

- Manteuffel ! rugit le roi, vous n’allez pas vous pâmer comme une femmelette ?

Et il lui appliqua deux claques à tuer un ours que l'autre encaissa d’ailleurs sans broncher car, sans atteindre la taille du monarque, c’était un homme solide. Il se contenta de rougir tel le homard plongé dans l’eau bouillante mais accepta avec reconnaissance le verre de schnaps que Maurice compatissant lui tendait. Les bras croisés sur la poitrine, Auguste II guettait le résultat du traitement :

- Alors ? reprit-il quand son ministre fut un peu remis. Si vous nous expliquiez ?… Restez assis !

Et Manteuffel raconta comment, venu assister à la mise en bière de son prédécesseur, il avait eu droit à une scène cauchemardesque : le cercueil destiné à contenir la dépouille de Flemming s’était révélé trop court.

- Je pensais que la comtesse allait ordonner que l’on en fît un autre. Au lieu de cela, elle a exigé que l’on rompe les jambes de son malheureux époux afin de pouvoir les replier ! Oh, sire, c’était abominable et j’aurai encore longtemps dans la tête ce bruit d’os brisés…

A la stupeur générale, Maurice s’esclaffa :

- Cette femme rend à son mari mort la justice que Sa Majesté aurait dû lui rendre de son vivant : elle l’a raccourci !

- Comte de Saxe ! gronda le roi, on ne doit jamais se venger sur la mémoire de son ennemi !

- Votre Majesté admet donc qu’il était mon ennemi ?

- Votre vie dissipée lui en donnait largement des raisons.

- Ma vie dissipée ? Cet homme me haïssait tandis que je n’étais qu’un marmot de quelques semaines. Quant à ma mère, il la détestait parce qu'elle n’avait pas voulu de lui. Et, comme il devait être un mari odieux, j'estime que sa femme a fort bien fait !

- Vraiment ? En ce cas vous me voyez ravi de vous savoir d’accord avec elle. L’idée m’est venue de vous la faire épouser !

- Quoi ? Me la faire épouser ? Une pareille mégère !

- Ne soyez pas stupide ! Vous seriez parfaitement de taille à la mater. En outre elle est jeune puisqu’elle a trente ans de moins que le défunt. Il l’avait épousée après avoir divorcé de la comtesse Sapieha et c’est une princesse Radziwill. Enfin elle est plutôt jolie et fort riche. Ce serait pour vous qui êtes toujours à court d’argent un excellent établissement : vous deviendriez plusieurs fois millionnaire !

- Jamais ! Johanna de Loeben était folle mais celle-là est dangereuse. Une union avec elle serait infamante !