- De quoi vous mêlez-vous ?
- De ce qui regarde un homme de cœur quand un rustre se croit autorisé à bafouer publiquement la plus adorable des femmes ! Allez retrouver votre duchesse ! C’est une garce et vous allez bien ensemble !
- Pour ces mots je vais vous tuer !
- Si vous voulez… mais demain matin ! Pour l’instant j’ai mieux à faire !
Et Charles claqua la porte de la loge de la comédienne au nez de Saxe.
Le duel pourtant n’aura pas lieu. Maurice a assez d’honnêteté pour ne pas admettre que Charles a raison. En outre, il a réalisé qu’il aimait encore trop Adrienne pour lui tuer son plus fidèle ami, car pour lui l’issue du combat ne faisait aucun doute. Alors il fait porter un mot à son adversaire : « Oublions cela ! C’est vous qui êtes dans le vrai ! »
Dès lors il ne songea plus qu’à reprendre la place qu’il croyait perdue dans le cœur de la jeune femme. Sans beaucoup de peine : elle ne demandait qu’à lui ouvrir les bras. De ce fait il délaissa Mme de Bouillon. Qui, bien entendu, le prit très mal. Or, chez elle, la jalousie pouvait atteindre des profondeurs insondables et provoquer d’étranges réactions…
Le dimanche 24 juillet 1729, Adrienne revenant de la messe à Saint-Sulpice - elle s’y rendait régulièrement bien qu’une comédienne n’eût pas droit aux sacrements ! - trouva chez elle un billet qu’un messager anonyme venait de déposer :
« Vous serez surprise qu’une personne que vous ne connaissez pas vous écrive pour vous prier de vous trouver, demain lundi à cinq heures et demie du soir, sur la grande terrasse du Luxembourg. Vous y trouverez une personne qui vous instruira plus amplement. Vous la reconnaîtrez à ce signe : un abbé vous abordera en frappant trois coups sur son chapeau… »
Le lendemain, à l’heure dite, la comédienne est au rendez-vous, accompagnée d’une amie, Mlle de La Motte, et de sa femme de chambre. Elle voit alors venir à elle un petit prêtre bossu, jeune mais ne payant vraiment pas de mine, qui, après le signe de reconnaissance, lui déclare que « l’on veut lui jouer un tour qui ne lui sera pas avantageux ». Et, comme elle riposte qu'elle ne se connaît pas d’autre ennemi que la duchesse de Bouillon, l’abbé prend un air épouvanté et la prie de lui donner un autre rendez-vous dans un endroit moins fréquenté.
- En ce cas venez chez moi ! Vous ne trouverez pas d’endroit plus tranquille.
A sa surprise, car elle n’y croit guère, il accepte : il viendra le lendemain vers sept heures du soir…
A peine rentrée, Adrienne envoie au comte de Saxe un valet porteur d’une courte lettre mais celui-ci revient avec lui visiblement inquiet :
- Vous ne le recevrez pas seule. Je veux être là et le mieux serait que vous me cachiez de façon à ce que je puisse tout voir et tout entendre.
A l’heure convenue, l’abbé Mouret - c’est son nom - se présente comme étant aussi un miniaturiste de quelque talent :
- J’exécute actuellement le portrait de Mme la duchesse de Bouillon qui me connaît depuis longtemps. Or, à notre dernière séance de pose, elle m’a ordonné de m’introduire chez vous sur la recommandation d’une amie afin de reproduire aussi votre image. Elle a ajouté qu’il me serait facile alors de vous faire absorber un philtre dépourvu de goût mais destiné à détourner votre cœur et votre esprit de certaines amours qui blessent Madame la duchesse…
- Un philtre ? Moi ? Et vous avez accepté ? Vous, un prêtre ?
- Oh je n'ai que le petit collet ! Naturellement j'ai refusé. Alors Madame a fait appel à deux hommes pourvus de mines affreuses et destinés à m'effrayer en m'annonçant une mort horrible si je n'obéissais pas. Forcément j'ai accepté… Je ne suis pas très courageux et surtout je n'ai pas la vocation du martyre. Je dois me rendre tout à l'heure sur la terrasse des Feuillants pour y recevoir d'eux certaines pilules dont on m'a juré qu'il ne s’agissait pas de poison…
- Cela me paraît compliqué. Pourquoi ne pas vous les avoir remises elle-même ?
- J'avoue ne pas avoir compris non plus mais pour le moment j'en suis là ! Et j'ai très peur !
- Ce qui se conçoit aisément. Le mieux, je pense, est que vous alliez au rendez-vous…
- Et rapportiez ça ici ! déclara Maurice en sortant de sa cachette. A sa vue, l'abbé Mouret poussa un cri de frayeur :
- Monsieur le comte de Saxe ! Oh mon Dieu je suis perdu !
- Vous le serez sans aucun doute si vous ne faites pas ce que l'on vous dit. De toute façon ces pilules sont bien destinées à Mlle Lecouvreur ?
- Oui… oui.
- Hé bien c'est à merveille. Vous ne m'aurez pas vu et voilà tout ! Mme de Bouillon a-t-elle prévu pour vous un… repli stratégique une fois que vous aurez « persuadé » Mlle Lecouvreur d’avaler vos pilules ?
- Oui… Une chaise de poste viendra me prendre aussitôt pour me conduire vers la frontière. Avec de l’argent naturellement !
- Alors ne changeons rien au programme ! Allez recevoir votre drogue, revenez ici demain dans la journée comme pour une séance de pose puis réclamez votre carrosse et filez ! Le reste me regarde !
- Vous, vous croyez ?
- Absolument. Et ne vous avisez pas de vous écarter d’une ligne du chemin que je vous ai tracé car c’est à moi que vous auriez affaire et, où que vous soyez, je vous retrouverais !
Le lendemain, l’abbé rapportait un petit flacon contenant une dizaine de pilules puis disparaissait sans esprit de retour. Aussitôt Maurice fit monter Adrienne en voiture et les fit conduire chez le lieutenant général de police qui était alors M. Hérault de Fontaine. Celui-ci reçut le couple avec beaucoup de courtoisie, prit le flacon et annonça qu’il allait le remettre à l’apothicaire Geoffroy qui avait l’habitude de travailler avec la police dans les affaires de poison.
L’homme de l’art rendit un verdict mi-chèvre mi-chou : certaines pilules semblaient douteuses mais, au fond, on ne pouvait rien affirmer. En fait, Hérault et son apothicaire n’avaient aucune envie de se créer une affaire avec la puissante famille de Bouillon. On n’en était plus au temps de M. de La Reynie, le lieutenant de police de Louis XIV qui frappait aussi haut qu’il le fallait. Il semblerait néanmoins… qu’un chien eût trépassé d’avoir avalé le prétendu philtre. Quoi qu’on puisse lui dire cependant le siège d’Adrienne est fait : la duchesse veut sa mort. Maurice en pense autant et de cet instant il rompt toute relation avec elle. Ce qui n’est pas fait pour apaiser la jalousie de Mme de Bouillon. Et moins encore l’incident qui, le 10 novembre, aura pour cadre la Comédie-Française.
Ce soir-là Mlle Lecouvreur, qui vient d’être un peu souffrante, reprend son rôle fétiche de Phèdre. La salle est comble. Dans un silence religieux on écoute les beaux vers de Racine. Jamais l’artiste n’a été aussi émouvante. Même Maurice de Saxe, qui connaît la pièce presque par cœur à présent, se retrouve sous le charme. C’est un moment de pure beauté…
Soudain, la duchesse de Bouillon, entourée d’amis, fait dans sa loge une entrée sans discrétion. Le moins qu’on puisse dire est qu’elle tombe mal, aussi bien pour le public que pour elle-même. C’est Racine qui va lui donner la leçon qu'elle mérite : Phèdre vient de s’avancer sur le devant de la scène et tend un bras en direction de son ennemie qu'elle désigne à tous :
« … Je sais mes perfidies,
Œnone, et ne suis pas de ces femmes hardies
Qui goûtant dans le crime une tranquille paix
Ont su se faire un front qui ne rougit jamais ! »
Le scandale est énorme mais le public applaudit frénétiquement. La duchesse, elle, n’a pas bougé. Elle évente seulement avec nervosité son visage devenu singulièrement pâle sous le rouge et une fois de plus la représentation s’achève en triomphe, mais quelques jours plus tard la duchesse envoie ses valets siffler et huer Adrienne dans Andronic tandis que son duc exige les excuses du doyen de la Comédie. Une guerre qu’Adrienne n’aura pas la force de soutenir. En effet, sa santé, chancelante depuis quelque temps, se dégrade de jour en jour… Elle souffre d’un mal contre lequel les médecins se déclarent impuissants, ce qui naturellement nourrit une sombre rumeur. A mots couverts on parle d’un lavement néfaste et aussi d’un bouquet de fleurs…