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- Ah, je préfère cela ! Le roi ne m’ayant pas prévenu qu’il chasserait aujourd’hui, j’ai craint un contretemps mais c’est encore mieux que je ne pensais : le roi, mon cher ami, nous convie à souper dans les Petits Appartement, ce qui prouve en quelle faveur il vous tient !

Et d’expliquer comment, parvenu à sa majorité et réintégré dans Versailles, Louis XV n’avait rien changé au cérémonial institué par son aïeul le Roi-Soleil mais en revanche avait décidé de soustraire une partie de son temps à un protocole sous lequel il respirait mal. Pour ce faire il s’était créé un univers plus proche de ses goûts. En l’occurrence un appartement intérieur en bordure de la cour de Marbre et de la Cour royale doublant les Grands Appartements de parade trop difficiles à chauffer et manquant totalement d’intimité. Il y avait là une chambre à coucher, une salle à manger, une salle de bains et un cabinet de travail. L'éducation qu’avait donnée au jeune souverain le duc de Villeroy en l’enfermant dans une cuirasse glacée, fort éloignée de sa nature, afin de lui faire continuer le rôle de quasi-idole de Louis XIV, n’avait fait que renforcer une timidité naturelle et une horreur du paraître et de cet apparat que prisait tant le grand roi.

Devenu le maître, le jeune homme accepta en apparence les lois de l’étiquette. Ainsi, chaque soir il subissait le rituel du coucher dans la fabuleuse chambre de pourpre et d’or de son arrière-grand-père mais, les portes fermées, gagnait son appartement privé où il dormait dans une couche moins solennelle jusqu’à l’heure matinale où, enfilant une robe de chambre, il regagnait l’immense lit magnifiquement inconfortable pour la minutieuse cérémonie du lever… De même chaque jour il s'obligeait à prendre un repas en public seul ou avec la reine. Le décor de cet appartement, appelé les Cabinets, privilégiait les couleurs douces, gris et vert, plutôt que le doré. En revanche quelques très belles toiles les décoraient : le François Ier du Titien, un Rubens et un Van Dyck dans la chambre et, dans le clair cabinet de travail en angle tendu de damas cramoisi où le roi avait son grand bureau, un Véronèse, deux Poussin, La Sainte Famille de Raphaël et l’Erasme d’Holbein. Dans la salle à manger, le Déjeuner d'huîtres de Troy et le Déjeuner de jambon de Lancret étaient on ne peut mieux choisis.

- C’est donc là que nous allons souper ? émit Maurice.

- Non, ne vous inquiétez pas ! Nous aurons droit aux Petits Appartements réservés aux intimes. Ceux-là se trouvent au second étage et jusque sous les toits. Mais là pas de chambre à coucher. D’abord une bibliothèque et une salle pour les cartes puis une salle à manger, une antichambre, un cabinet pour le café, un atelier…

- Pour quoi faire, mon Dieu ?

- Des tas de choses : le roi est très habile de ses mains. Il y a aussi une distillerie et le petit bureau du chef cuisinier Lazur dont les offices et fourneaux se trouvent à l’étage supérieur avec un garde-manger et un lavoir pour la vaisselle. Tout en haut enfin, sur le toit et invisible du dehors, se trouve un jardin, avec une volière et un poulailler pour compléter l’ensemble ! Voilà ! Cela fait partie des secrets du palais et bien peu nombreux sont ceux que notre sire y invite à souper.

Ce mot de souper réveilla les souvenirs de Maurice de Saxe dont l’air effaré amusa le duc :

- Gageons que vous songez aux « petits soupers » du défunt Régent ?

- Comment l’éviter s’il y a des femmes…

- Il y a toujours une ou deux dames. Pas de femmes ! précisa le duc… et je crois vous avoir dit qu’il n’y avait pas de chambre à coucher. On pourrait y convier une couventine tant le bon ton y est de mise. Ce sont de simples réunions d’amis où l’on parle de tout et de rien, où l’on plaisante dans un cadre charmant - les boiseries sont peintes en vernis Martin - et où le roi n’est plus qu’un gentilhomme au milieu d’autres. A cette différence que la familiarité y serait mal vue. Cela dit, que faisons-nous en l’attendant ? Voulez-vous aller saluer la reine ?

- Je m’en voudrais de gâter son plaisir. Vous savez bien qu’elle ne m’aime guère. La fille de Stanislas Leczinski ne me pardonne pas d’être le fils de mon père.

Richelieu partit d’un grand éclat de rire :

- Et moi elle ne m’aime pas du tout ! Elle voit en moi un suppôt de Satan attaché à la damnation de son époux… Allons plutôt attendre le retour des chasseurs en faisant quelques pas dans les jardins… Ils ne devraient pas tarder : on soupe à six heures !

Peu avant l’heure dite, le duc de Richelieu et Maurice de Saxe, légèrement ému tout de même de se trouver précipité de but en blanc dans l'intimité royale, pénétraient dans le petit salon où quatre hommes attendaient. Il y avait là Louis de Noailles, duc d’Ayen, fils du maréchal de Noailles et aide de camp du roi, le duc de La Vallière, capitaine des chasses, le comte de Coigny, gouverneur de Choisy, et son beau-frère le comte de Croissy, descendant de Colbert, lieutenant général. Tous hommes de guerre comme les deux autres mais on eut à peine le temps d’échanger politesses et compliments : le roi entrait, menant deux dames par la main, juste au moment de passer à table et tous s’inclinèrent :

- Heureux de vous voir, messieurs, dit Louis XV de sa voix basse et enrouée qui n’était pas sans charme. Vous en particulier, comte de Saxe, qui me servez si bien et que je vois si rarement.

- Sire… souffla l’intéressé en se cassant en deux, trop ému soudain pour trouver quelque chose d’intelligent à dire.

Alors qu’en public le roi cachait sa timidité sous une façade courtoise mais plutôt distante, il dégageait lorsqu’il était en son particulier un attrait extraordinaire. Dû d’abord à sa beauté. A trente-trois ans, Louis XV passait pour le plus bel homme de son royaume et cela n’avait rien d’impossible : le front haut, l’arête aiguë du nez avaient de la majesté cependant que le reste du visage, les pommettes saillantes, les joues fermes, le menton légèrement proéminent et la mâchoire solide, les lèvres pleines et sensuelles signaient une virilité qui n’était plus à démontrer mais, surtout, il y avait le regard, les yeux de velours sombre dont les coins se bridaient en remontant vers les tempes. Des yeux à longs cils d’une douceur infinie… quand Louis le voulait bien. Et que son sourire avait donc de charme !

Il n’en fallait pas moins pour que Maurice ne prêtât pas une attention immédiate aux deux dames qu’il amenait. Elles en valaient pourtant la peine. La première était bien sûr la favorite, cette Mme de La Tournelle dont l’éclatante splendeur tenait le roi si évidemment captif, mais ce fut l’autre qui accéléra le rythme du cœur de Maurice :

- Madame la princesse de Conti ! murmura-t-il en portant une jolie main à ses lèvres qui tremblèrent.

- C’est princesse douairière qu’il faut dire, mon cher comte ! fit-elle avec un rire léger. Je suis une vieille dame à présent !

Elle n’en pensait pas un mot et elle avait raison. Les années en passant sur elle n’avaient fait qu’adoucir ce qu’en la prime jeunesse sa beauté avait d’arrogance et Maurice, repris par le sortilège d’autrefois, se prit à penser que son corps resté mince et pulpeux, si l’on en jugeait à la luminosité de la peau, la rondeur des épaules et la gorge à demi dévoilée par le décolleté hardi de la robe en velours prune portée sur une jupe et un devant de corsage en satin blanc constellés de petits diamants, conservait sa séduction. D’autre pierres brillaient à ses poignets, à ses doigts et dans la chevelure chatoyante et à peine touchée de blanc qu’elle tenait de sa grand-mère Montespan.

- A qui le ferez-vous croire, princesse ? murmura Maurice, sincère. Pas à moi en tout cas…