- Il est marié ?
- Il est même veuf ! Il avait épousé la fille du Régent, l’adorable Louise-Diane d’Orléans, qui n’avait pas quinze ans. Elle est morte cinq ans après en donnant le jour à un enfant mort-né, épuisée par une série de fausses couches… et peut-être aussi de mauvais traitements.
En regardant Louise-Elisabeth qui avait fini par s’endormir réellement, Saxe éprouva un sentiment de pitié pour cette femme toujours superbe qui avait réussi à sortir sans traces visibles d’un enfer conjugal et dont peut-être le parcours maternel n’était pas exempt d’ornières avec ce beau jeune homme aux yeux froids qui tenait tellement à imiter l’abominable gnome !
Lorsque l’on eut franchi la barrière de Paris, la voiture s’arrêta et le valet de pied assis auprès du cocher vint s'enquérir des ordres. Réveillée en sursaut, la princesse, après un coup d’œil à son compagnon, répondit que l’on touche à l’hôtel de Conti et l’attelage repartit.
- Ne me déposerez-vous pas chez moi ? demanda Maurice.
- Etes-vous si pressé de rentrer ? Nous pourrions souper comme autrefois… et sans plus de crainte d’être interrompus.
Son sourire, l’éclat volé de son regard étaient autant d’invites et Maurice n’y résista pas : il l’attira dans ses bras pour reprendre leur tendre marivaudage là où ils l’avaient laissé. Contre ses lèvres elle murmura soudain :
- Mais… n’étiez-vous pas attendu ?
- Non, mentit-il. En fait c’est moi qui attendais… qui espérais cet instant et ceux qui vont suivre…
Malheureusement rien ne suivit. Quand on fut en vue de l’hôtel de Conti, le cocher stoppa ses chevaux et vint à son tour à la portière. C’était un ancien et fidèle serviteur qui avait suivi Louise-Elisabeth depuis sa prime jeunesse à Chantilly.
- Eh bien, Poitevin, qu'y a-t-il ?
- La voiture de Monseigneur le prince ! répondit-il en désignant de son fouet une berline aux lanternes allumées devant laquelle venait de s’ouvrir le portail.
Au regard un peu angoissé de Louise-Elisabeth, Maurice comprit que le voyage au pays des souvenirs était terminé.
- Je suis à deux pas de chez moi, dit-il en baisant la main qu'il n'avait pas lâchée et en recoiffant son tricorne. Dites-moi seulement quand je vous reverrai.
- Pas de sitôt je le crains. La Tournelle va recevoir un prochain jour le titre de duchesse de Châteauroux et je ne veux pas en être. Elle me déteste et je le lui rends au centuple. Dès le printemps je serai sur mes terres de Veretz en pays de Loire…
- C'est une invitation ?
- C'est une… promesse de bien vous accueillir si vous venez jusque-là. Je n'ai jamais réussi à vous oublier, mon ami…
Maurice sauta à terre et, tandis que le carrosse repartait vers l'entrée éclairée de l'hôtel de Conti, il rebroussa chemin le long du quai pour regagner l'hôtel de Châteauneuf qui était toujours sa résidence…
Rentré chez lui, il hésita sur ce qu'il allait faire. Lorsqu’il avait dit qu'il était attendu ce n'était qu’à moitié vrai. Avant l’arrivée de Richelieu il était convenu avec sa nouvelle maîtresse, Marie-Anne Dangeville, de la Comédie-Française, d'aller l’applaudir dans Mérope, la dernière pièce de Voltaire - avec lequel il était resté lié après la mort d’Adrienne -, et l’on devait souper puis, bien entendu, finir la nuit ensemble. Obligé de suivre le duc, il avait fait porter un billet à la jeune femme lui disant qu’il serait peut-être retardé et qu’au pire des cas il la rejoindrait chez elle après le spectacle… Mais, outre qu’il était encore plus tard que prévu, il découvrait qu’il n’avait plus envie, pour ce soir tout au moins, de rejoindre Marie-Anne. Pas avec aux lèvres le parfum de Louise-Elisabeth, d’autant plus doux qu’il lui avait restitué tout le charme d’antan. Sans l’arrivée imprévue du fils, il aurait achevé la nuit dans ses bras.
Un instant il se demanda ce qui se serait passé s'ils étaient revenus de Versailles deux heures plus tôt. A entendre sa mère, le jeune Conti le haïssait encore plus que son détestable père mais lui, elle l’aimait, ce qui était parfaitement naturel. Alors de deux choses l’une : ou bien on aurait tiré l’épée et il se voyait mal plantant deux pouces de fer dans la poitrine de ce garçon, ou bien il renouvelait son exploit de la nuit de Noël mais avec vingt ans de plus, ce qui faisait une sacrée différence !
Après avoir attendu le jour en mettant ordre à ses affaires et en écrivant quelques lettres, il décida de repartir aux armées et, tandis que ses gens s’activaient, se rendit chez son joaillier près du Palais-Royal, y choisit un bracelet de saphirs et diamants qu’il fit porter ensuite, avec un billet d’adieu, chez Mlle Dangeville, rue Richelieu. Puis revint quai des Théatins où Beauvais avait fait merveille. Ses équipages étaient prêts. Il n’eut plus qu’à monter en voiture au moment où l'horloge des Quatre Nations sonnait onze heures. Traversant d'ouest en est la plus grande partie de la ville, Maurice sortit par la porte Saint-Antoine pour prendre la route qui le mènerait en Alsace avec au cœur une excitation joyeuse : il allait faire ce qu’il aimait le mieux au monde à l’exception de la victoire et de l’amour : créer ce beau régiment de cavalerie dont il rêvait depuis tant d’années et qu’il mènerait au feu dès la prochaine campagne.
Au contact de ses soldats - il avait déjà quelques-uns de ces Tartares dont il avait vanté la rapidité - il retrouva son enthousiasme et son activité. Sachant où recruter, il eut tôt fait de réunir le millier d’hommes dont il entendait faire les meilleurs soldats du monde puis les cantonna à Haguenau et à Mirecourt…
Il s'aperçut vite qu'il avait bien fait de quitter Paris plus tôt que prévu.
En ce début d’année 1743, la situation internationale s’était considérablement modifiée. L’Angleterre, sous le prétexte de protéger son Hanovre ancestral, débarquait des troupes considérables sous le commandement du duc de Cumberland4. En même temps George II nouait des alliances avec l’Autriche, la Hollande, la Saxe et la Sardaigne. En France le maréchal de Noailles avait été nommé généralissime, ce qui lui donnait le pas sur les autres chefs. Il se porta au devant de Cumberland dans l’espoir de remporter le succès qui devait dissoudre d’elle-même cette coalition. Malheureusement, le 27 juin, il se faisait battre à Dettingen entre Aschaffenbourg et Francfort et dut retraiter précipitamment, laissant planer une menace sur la frontière française.
Auparavant, Maurice de Saxe, qui commandait en second sous le maréchal de Broglie, avait, le 5 avril, rejoint l’armée du Rhin à Bamberg où, n’ayant rien à faire mais pleinement conscient de la lourde menace que représentait Cumberland, il rongeait son frein : on l’avait commis au commandement des réserves mais il n’avait pas encore vécu le pire : ce poste qu’il jugeait indigne de sa valeur lui fut enlevé brusquement. Le commandement passait… au prince de Conti.
Pour la première fois le fils et l’amant de Louise-Elisabeth se trouvèrent face à face, le second contraint de remettre les réserves à ce garçon arrogant qui n’articula pas trois paroles mais dont le regard triomphant et le sourire plein de dédain en disaient plus qu’un long discours. Il fallut que Saxe fasse appel à tout son empire sur lui-même pour ne pas lui envoyer son poing dans la figure. Rendant mépris pour mépris, il se contenta de hausser les épaules, fit volter son cheval et s’en alla rejoindre ses hommes, ce régiment de Saxe-Volontaires qui n’avait pas encore fait parler de lui.
La revanche allait être rapide : au premier engagement Conti se faisait battre à plate couture par les Autrichiens.