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- Comme on est bien chez vous, Charlotte ! s’exclama-t-elle quand la baronne la rejoignit armée de deux verres de vin d’Espagne dont elle lui tendit l’un. Mais d’abord donnez-moi des nouvelles de votre santé, bien qu’elle me semble florissante !

C’était l’évidence ! La quarantaine largement dépassée, la baronne Berckhoff, dame d'honneur préférée de la duchesse Eléonore de Celle, conservait un aimable et frais visage exempt de rides, à l’exception des coins de la bouche qu’un sourire relevait souvent. Au temps de l’enfance, lorsqu’elle habitait Hambourg, elle avait été l’amie de Christine de Wrangel, la mère des jeunes Koenigsmark. Et, quand le hasard l’avait remise en face d’Aurore, une amitié spontanée s’était nouée entre elles :

- Je n’ai aucune raison de me plaindre ! fit-elle avec bonne humeur. Buvons à votre joyeux retour !

Aurore se releva pour choquer les verres. Mme Berckhoff remarqua alors le ruban d’azur et la médaille qui barraient le corsage de soie outremer garni de dentelles mousseuses, eut un haut-le-corps, regarda mieux et les sourcils relevés par la surprise articula :

- Chanoinesse ? Vous ?

- Hé oui ! A Quedlinburg !

- Mais par quel concours de circonstances ? Le mot hasard serait sans doute malvenu pour une aussi noble maison…

- Dites la volonté du prince, vous serez plus près de la vérité. Encore qu’il ait prétendu acquiescer à une demande venue de moi. En fait je crois qu’il ne savait plus trop que faire de ma personne après les naissances quasi simultanées de son fils et du mien. Il avait bien promis de m’épouser mais cela devenait difficile pour quelqu’un dont la femme accouchait et surtout pour un prétendant au trône de Pologne.

- Cela je le sais et je me demande comment il va s’en tirer s’il acquiert les voix de la Diète. Elles n’iront jamais à un luthérien, un roi de Pologne se devant d’être catholique.

Aurore vida son verre et le reposa :

- Je suppose qu’il doit en débattre avec sa conscience mais il a une telle envie d’être roi ! Quant à moi, après un moment de révolte, j’ai compris qu’entrer au chapitre de Quedlinburg était la meilleure solution. Elle préserve ma liberté beaucoup plus qu’un mariage avec un quelconque seigneur trop obéissant. Que je n’aurais pas accepté, soit dit en passant !

- Ce qui signifie, je pense, qu’il vous aime toujours.

- Je n’en sais rien. Peut-être en effet…

- Et vous ? L’aimez-vous encore ?

- Oh, c’est sans importance ! Ce qui compte aujourd'hui c’est mon fils et l’avenir que j’entends lui préparer…

On annonçait le souper. Elles se lavèrent les mains et passèrent à table. Charlotte dit les grâces et l'on attaqua en silence le potage aux quenelles qui s’accommodait mal de la conversation. Ce fut seulement quand on eût servi les filets de hareng à la crème qu’Aurore entreprit de satisfaire la curiosité de son amie mais commença par une question :

- Avez-vous eu la lettre que j’ai remise l’an passé à Nicolas d’Asfeld ?

- Une bonne et longue lettre dans laquelle vous me confiiez les débuts de votre amour et votre vie à Dresde. Vous étiez heureuse…

- Certes je l’étais mais… c’est peu après ce moment que mon bonheur a faibli. Je me suis retrouvée enceinte et mon prince a rejoint l’empereur dans sa guerre contre les Turcs. Le nouveau chancelier Flemming en a profité pour s’arroger le droit de régenter ma vie. J’ai dû quitter Dresde pour Goslar…

Calmement, en s’efforçant de minimiser les moments dramatiques, s’arrêtant pour boire du vin quand les domestiques servaient ou desservaient, Aurore dépeignit pour son amie sa vie à Goslar, son cruel accouchement adouci par la beauté et la vigueur de son petit Maurice et la joie de le tenir enfin dans ses bras, son angoisse quand Beuchling était arrivé tel un ouragan avec une lettre de la princesse douairière Anna-Sophia afin d’emmener et de mettre en lieu sûr le bébé et la nourrice dont Flemming voulait s'emparer sous le prétexte d'un ordre de Frédéric-Auguste. Puis les représailles qu’il avait osé exercer contre elle jusqu’à ce que Beuchling revienne la chercher avec une lettre du prince, pour cette fois la conduire à Quedlinburg, et la façon dont elle avait été reçue…

- Voilà où nous en sommes, ma chère Charlotte, conclut-elle, et vous me voyez en route pour rejoindre mon petit prince…

- Et vous ne retournerez pas à Dresde ?

- Si. Après !… Maintenant à vous de me donner des nouvelles. Comment va la duchesse ?

- Mieux qu’on ne l’aurait cru l’an passé où - vous vous en souvenez - elle était sujette à de fréquents malaises. Elle a repris toute sa combativité et ne cesse de harceler son époux pour obtenir que soit rayée de l’acte de divorce la clause qui interdit à sa fille de se remarier. L’électeur Ernest-Auguste de Hanovre est très souvent malade, sa santé décline rapidement. Or il était le seul à Hanovre capable de se laisser attendrir sur le sort de Sophie-Dorothée3. S’il meurt c’est Georges-Louis, l’époux « trahi », qui va régner et de ce rustre cruel et stupide le pire est à prévoir. Aussi notre duchesse Eléonore met-elle les bouchées doubles. Surtout depuis qu’elle a appris - voici peu - la fuite de la confidente de Sophie-Dorothée !

- Mlle de Knesebeck a réussi à s’évader de la forteresse de Scharzfeld ?

- Il y a un peu plus d’un mois. Oh, c’est une histoire incroyable ! Dont on peut déduire qu’elle a gardé des amis ! L’un d’eux s’était établi dans le village près du château. Ayant appris que l’on cherchait un couvreur pour réparer le toit de la tour où était enfermée la jeune femme, il a offert ses services. Au lieu de réparer il a fait un trou dans les tuiles, puis dans le plafond, et au moyen d’une corde il est descendu dans la prison et a hissé Knesebeck sur le toit. Ensuite, il l’a aidée à glisser le long de la muraille jusqu’au pied de la tour. Une descente de cent quatre-vingts pieds4 !

- Seigneur ! Je la savais courageuse mais pas à ce point !

- L’envie de liberté peut susciter tous les courages… Toujours est-il qu'elle a réussi son évasion et que personne ne sait où elle est ! Malheureusement il y a eu un contrecoup : la surveillance de la prisonnière d’Ahlden a été renforcée !

- C’est bien inutile. Comme sont inutiles les efforts de la duchesse pour faire annuler la clause du divorce : jamais Sophie-Dorothée n'acceptera de se remarier ! De même qu'elle ne tentera rien pour quitter son sinistre duché-prison. A moins qu’elle riait changé…

- Non. Selon sa mère qui est allée la voir à la Noël, elle reste enfermée dans sa douleur. Elle vit - si l’on peut appeler cela vivre ! - dans le souvenir du comte Philippe, votre frère… Pourtant la duchesse Eléonore ne désespère pas. Si elle réussissait cela équivaudrait à ouvrir les portes d’Ahlden pour une autre résidence… moins inhumaine. Songez que lorsque son père mourra, Sophie-Dorothée n’héritera pas du duché de Celle qui reviendra au Hanovre, mais elle sera sans doute l’une des femmes les plus riches d’Europe, fortune dont seuls hériteront ses enfants…

- On ne lui a toujours pas permis de les revoir ?

- Non et je sais qu’ils en sont malheureux !

- C’est déplorable ! A présent… sauriez-vous des nouvelles de ce cher Nicolas ? Il y a si longtemps que je ne l’ai vu !

- Il n’est plus ici. Voici environ six mois… un peu plus même. C’était juste avant la Toussaint, un messager est venu lui annoncer que son père était à l’agonie. Il a aussitôt demandé son congé et il est parti pour Asfeld. Il n’en est pas revenu…