Maurice éclata de rire, sa mauvaise humeur envolée :
- On ne prête qu’aux riches, mon cher. C’est vrai que j’aime les femmes ! Mieux, j’en ai besoin comme d’une drogue et cela tient de famille ! N’oubliez pas que je suis fils d’un homme qui eut, dit-on, trois cent soixante-cinq bâtards, donc au moins autant de maîtresses !
- Sans doute, mais le roi Auguste n’était pas toujours sur la brèche comme vous-même. Vous n’êtes rentré des Flandres que fin novembre, nous voici en mars et je gage que…
- Que je vais repartir ? Bien sûr et dans peu de jours.
- Alors à quoi bon ceci ? fit le chevalier en enveloppant d’un geste large le parc aux cent hectares et le joli château, neuf car il n’y avait guère plus de vingt ans que le fermier général Cantorbe l’avait bâti avant d'être obligé de le céder précipitamment à un autre propriétaire1.
- Justement parce que j’ai senti la nécessité de respirer hors de Paris et surtout d’y être tranquille…
- Tranquille ? Pas de châtelaines épisodiques alors ?
- Pas encore ! Je viens d’acheter le Piple, j’y fais des travaux, j’y prends mes aises… et je le présente à mes amis. Voltaire est venu hier et, tenez, lui aussi s’inquiète de ma santé.
- Il est plus sage que je ne pensais… mais il continue à vous présenter des comédiennes…
- Je n’ai pas besoin de lui pour cela ! La Comédie, l’Opéra sont pour moi autant de corbeilles de fleurs où je n’ai qu’à cueillir…
- Qui est la sultane du moment ?
- Allons, Folard ! Ne m’obligez pas à être indiscret !
C’était montrer bien de la vertu sur un sujet qui relevait du secret de Polichinelle. Les aventures du maréchal de Saxe défrayaient la chronique amoureuse de Paris. Après Mlle Dangeville prise au marquis de Mirabeau et qu’il lui avait rendue, il y avait en ce moment la charmante Mlle Navarre, de la Comédie-Française, et en même temps « une petite Gélin qui me joue de mauvais tours. J’ai été tenté deux ou trois fois de la noyer ! ». Ce qui nel’empêchait pas de fréquenter le « salon » légèrement faisandé de Mme de La Popelinière, fille du comédien Dancourt et épouse séparée d’un fermier général grâce à une liaison avec le duc de Richelieu. Maurice de Saxe était un pilier de ce salon qui n’avait pas grand-chose à voir avec ceux de Mme Du Deffand ou de la marquise d’Epinay. En outre, lorsque revenait la saison de la guerre, il emmenait à sa suite trois ou quatre courtisanes pour son service quotidien… Sans oublier les beautés locales ! Il en venait à un point où il ne pouvait se passer de femmes, au pluriel, la diversité augmentant son appétit… Honnête avec lui-même, il convenait en son for intérieur que de tels excès pouvaient avoir des conséquences fâcheuses sur un homme plus de première jeunesse et dont le métier était déjà éreintant… Mais il refusait de s’y arrêter.
Folard reparti, Maurice alla se coucher, épuisé par l’effort qu’il venait de produire durant la visite de son ami pour être « à la hauteur ». Il se sentait même si mal qu’il appela Senac, le médecin attaché à sa personne par ordre du roi et qu’il s'efforçait de consulter le moins possible parce que, en dehors des saignées, des pilules et autres clystères, il n’appréciait pas ses prescriptions.
Celui-ci diagnostiqua une crise d’hydropisie déterminée par un accident vénérien générateur de vives douleurs. Il s’essaya à la sévérité, ce qui n’était pas facile avec ce diable d’homme :
- Si vous voulez vivre longtemps, Monsieur le maréchal, il va falloir être prudent.
- Qu’appelez-vous être prudent ?
- Rester couché d'abord… et tout seul !
- Rester couché ? s’écria le malade, ignorant superbement l’autre moitié de la recommandation. Mais je dois rejoindre mon commandement en Flandre la semaine prochaine !
- Eh bien faites-vous porter en litière !
- Un soldat en litière ? vous vous moquez de moi, Senac ?
- Quand on est malade on est malade ! Le cardinal de Richelieu n’y regardait pas de si près et il a donné ses lettres de noblesse à la litière !
- C’était un homme d’Eglise ! Moi, je suis un homme de guerre !
- Il faut savoir si l’homme de guerre veut vivre !
- Il ne s’agit pas de vivre mais de partir ! brama Maurice. Faites quelque chose ! Soulagez-moi, que diable !
- C’est ce que je vais faire. Vous avez le bas-ventre rempli d’eau. Je vais donc ponctionner… mais ensuite : repos ! ajouta-t-il avec un regard éloquent vers le plafond au-dessus duquel on entendait claquer des talons de mules et parfois des bribes de chanson.
Le malade eut un petit rire enroué :
- D’accord pour ce soir, en tout cas, je souffre trop !
- Allons ! C’est toujours autant de gagné !
La semaine suivante, comme prévu, on partit pour la Flandre où l’armée attendait son commandant en chef. Soucieux de conserver le mieux qui se faisait sentir, Maurice avait fini par admettre le point de vue de son médecin et fit le chemin en litière, le pas accordé des chevaux étant moins douloureux que les cahots des roues de carrosse. Et dans cet équipage il gagna Maubeuge où il s’installa dans une maison confortable… que Senac fit garder militairement. Le médecin n’ignorait pas que dans un autre logis trois ou quatre jolies filles attendaient le bon plaisir du maréchal…
Non sans raison : le 18 mars une nouvelle crise se produisit, violente au point que l'on craignit un instant de perdre l’illustre malade. Senac ponctionna, donna des calmants et la douleur reflua, laissant place à la stratégie… De la chambre, les ordres fusèrent : l’armée, de soixante mille hommes, fut répartie de Maubeuge à Warneton. La gauche fut ramenée vers Lille et Orchies cependant que le centre et la droite descendaient l’Escaut sur les deux rives. Dans la nuit du 30 avril au 1er mai Tournai fut assiégé une fois de plus. Le dispositif est à peine en place que les espions annoncent que le duc de Cumberland, avec soixante mille hommes - Anglais et Hollandais -, lui aussi concentre ses troupes à Soignies, coupant ainsi aux Français la route de Valenciennes et de Condé.
Le maréchal a compris le danger. Laissant vingt mille hommes sous Tournai il dirige les quarante mille restants vers Leuze où, le 8 juin, le roi et le Dauphin viennent le rejoindre. La bataille est imminente. Elle portera le nom de Fontenoy, le village sur lequel s’appuient les Français disposés en équerre.
« Trois redoutes élevées en avant du front croisent leurs feux avec ceux du village. Le maréchal a fait creuser, en avant de Fontenoy, un vaste fossé pour en défendre l’abord. De loin, cette chaussetrappe est invisible. De grands arbres barrent les chemins. Le clocher du village devenu donjon domine la plaine… Les troupes sont disposées le long du petit bras de l’équerre : d'abord les Gardes-Françaises et Suisses puis deux lignes de cavalerie. Au-delà, prolongeant en profondeur cette triple ligne, se tiennent quelques solides régiments d'infanterie puis les escadrons de la Maison du Roi, les Gardes du Corps, les gendarmes, les grenadiers, les mousquetaires, enfin les cuirassiers et les carabiniers… »
A cheval auprès de Louis XV, le comte de Lowendal ne cache pas son admiration :
- Sire, voilà une belle journée pour le roi ! Ces gens-là ne sauraient échapper au maréchal ! s’écrie-t-il en désignant les Anglais que l’on peut apercevoir.
Cependant il y a là quelqu'un d’autre et ce quelqu’un éclate de rire : Saxe, qui a sillonné le futur champ de bataille, vient saluer le roi. La douleur étant revenue dans la nuit, il a pris place dans une légère voiture d’osier attelée en poste à quatre chevaux :