La date prévue était le 14 septembre. Le 10 le mystère restait entier. Ce matin-là, alors qu’à la suite du roi et de la reine on sortait de la chapelle et que les conversations reprenaient leur train, un petit groupe, autour de Louis-François de Conti et de sa mère, semblait plus animé encore que les autres. Quelqu’un venait de lancer l’idée de faire des paris sur l’événement. L’abbé d’Aydie lança à la cantonade :
- Il faudrait savoir d’abord qui est la p… susceptible d’être la marraine d’une telle femme ?
La princesse, alors, éclata de rire et, frappant du bout de son éventail le nez du personnage :
- Ne cherchez pas l’abbé, ce sera moi !
- Vous, Madame ?
- Seriez-vous sourd ? J’ai dit que ce serait moi !
Soudain blanc de colère son fils lui avait saisi le bras et serrait si fort qu’elle en eut les larmes aux yeux :
- Vous plaisantez, j’espère ? siffla-t-il entre ses dents. Autrement il faudrait que vous fussiez devenue folle !
- Ni folle ni attardée ! Simplement le roi m’honore d’une amitié à laquelle je tiens et je ne vois pas pourquoi je lui aurais refusé une satisfaction qui ne fait de mal à personne… et lâchez-moi, vous me faites mal !
- A personne sauf à moi ! Vous déshonorez le nom de mon père !
- Il n’avait pas besoin de vous pour cela ! Lâchez-moi, vous dis-je.
Un rugissement lui répondit cependant que la prise se desserrait. Sorti de nulle part, le maréchal de Saxe, formidable de colère, venait d’enserrer le poignet de Conti entre ses doigts de fer et menaçait de le briser. Il fut obéi aussitôt et la princesse que la douleur avait courbée se redressa et voulut s’interposer entre les deux hommes car, libéré aussi, Conti levait déjà la main pour gifler l’importun mais ce fut le roi, alerté par le vacarme, qui se dressa devant lui :
- Hé bien, mon cousin ? Que de bruit ! On dirait que vous perdez la mesure et nous allons en parler vous et moi… Oh, Monsieur le maréchal de Saxe ! Je ne vous savais pas de retour.
- Je ne fais que toucher terre à Versailles et je repars, sire ! fit Maurice avec un grand sourire. Je tenais à porter moi-même à Votre Majesté le présent de la ville de Gand où j’ai établi mon quartier général…
Et il s’écarta pour laisser voir deux soldats portant entre eux un énorme panier dans lequel, enveloppée de serviettes blanches, reposait une magnifique pièce de viande saluée par des éclats de rire :
- Qu’est-ce ? demanda le roi surpris.
- Une longe de veau ! C’est la spécialité de Gand envoyée par ses échevins et je peux assurer Votre Majesté qu’elle n’en aura jamais mangé de pareille.
L’incident se terminait donc au milieu de la gaieté générale. Louis ordonna que le veau fût porté aux cuisines, prit son maréchal par le bras pour qu’il lui rende compte de la situation actuelle des armées puis, s’adressant à Conti :
- Suivez-nous, mon cousin ! J’aurai à vous parler quand j’en aurai fini avec le comte de Saxe.
Une heure plus tard, celui-ci repartait pour Gand et son adversaire pour l’armée du Rhin dont il recevait le commandement. En contrepartie le roi avait exigé du jeune homme la promesse formelle de ne chercher querelle au comte de Saxe sous aucun prétexte :
- La France a trop besoin de lui !
- Il a déshonoré ma mère, tué mon père !
- Vous n’en avez pas la moindre preuve. Alors veillez à vous tenir tranquille ! Pas de duel ! Jamais !…
Conti dut s’incliner.
Quatre jours plus tard, à six heures du soir, les portes du Cabinet du Roi s’ouvraient devant Jeanne Poisson, marquise de Pompadour, en grand habit de cour à longue traîne menée par Mme la princesse douairière de Conti et la comtesse d’Estrades. Au seuil, la jeune femme, dont le cœur battait à tout rompre dans la crainte de la plus minime maladresse, exécuta une première révérence ; avança de quelques pas pour en faire une deuxième et finalement vint exécuter la troisième aux pieds mêmes du souverain qui l'en releva avec des mots de bienvenue auxquels la « nouvelle » répondit très bas et en rougissant. Ensuite il lui fallut partir à reculons avec les mêmes révérences et sans se prendre les pieds dans sa traîne à laquelle veillait Mme de Lachau-Montauban. Après cela, elle refit chez la reine la même manœuvre à cette différence près qu’arrivée devant Marie Leczinska, elle ôta un gant pour porter à ses lèvres le bas de la robe royale après avoir assuré la reine de son profond respect et de son désir de lui plaire. Elle reçut en échange une phrase sans intérêt et partit comme elle était venue en direction de l’appartement du Dauphin où elle ne reçut d’autre accueil qu’un dédain glacial, mais l’épreuve n’était pas terminée. Il fallait recommencer chez la Dauphine, une Espagnole pratiquement statufiée de mépris, et enfin chez les filles du roi, Mesdames Henriette et Adélaïde, qui n’eurent même pas l’air de s’apercevoir de sa présence. Le tout, évidemment, sous les centaines de regards qui l’épièrent tout au long de ce calvaire d’un nouveau genre dont elle se tira avec les honneurs. Le plus sourcilleux des maîtres de cérémonies n’aurait pu relever la moindre faute. Pas un instant la nouvelle marquise ne perdit si peu que ce soit de sa grâce, de son élégance ni d’une aisance mondaine recueillie dans les nombreux salons parisiens qu'elle avait fréquentés, affûtée par l’abbé de Bernis, son conseiller et ami…
Mais de ce jour Versailles vit se lever un nouvel astre qui durant quinze années ne cessa de briller d’un vif éclat.
Rentré à Gand, Maurice de Saxe entreprit d’y passer agréablement l’hiver et surtout de donner, aux espions ennemis, l’impression durable qu’il songeait seulement à ses plaisirs. Ainsi, se passionnant pour les combats de coqs, il fit venir des champions d’Angleterre. Et surtout il eut son théâtre qui le suivait partout. Etait-ce en mémoire d’Adrienne Lecouvreur ? il lui arrivait parfois, dans le silence de sa chambre, de relire ses lettres. Toujours est-il que, depuis une année environ, il avait réuni une troupe confiée à un directeur et destinée à la distraction de l’armée, de ses officiers et de lui-même. Ce « Théâtre aux armées » lui fournissait aussi un appétissant contingent de jolies femmes, chanteuses, danseuses ou comédiennes, avec lesquelles il jouait au sultan avec délectation. Mais, grand seigneur jusqu’au bout des ongles, il ne voyait aucun inconvénient à laisser sa troupe aller distraire l’ennemi durant les trêves hivernales. Somme toute on se faisait la guerre entre gens de bonne compagnie !
Bien qu’il ne fût pas encore las de Marie-Anne Navarre, le bouillant maréchal avait alors pour favorite Mlle Beauménard, qui de l’Opéra était passée à la Comédie-Française, mais, peu satisfait de sa troupe actuelle, il avait décidé d’y insuffler un sang nouveau et dans ce but, à la fin de cette année 1745, il envoya son secrétaire des commandements, M. de Bercaville, en mission à Paris, chez un certain Charles Favart alors directeur de l’Opéra-Comique et de la Foire Saint-Germain dont les tréteaux étaient très courus. Moyennant une somme alléchante, Favart était prié de rejoindre le maréchal en Flandre avec sa troupe dès que l’hiver céderait suffisamment pour rendre le voyage praticable. Il était aussi spécifié que la présence de Mlle Chantilly était particulièrement souhaitée, le maréchal ayant eu le plaisir de l’entendre à l’Opéra et en ayant été charmé.
Les finances de Favart n’étaient pas au mieux à l’époque, la proposition du grand soldat lui fit l’effet de la manne céleste tombant dans le désert. Il accepta d’autant plus volontiers d’emmener Mlle Chantilly pour l’excellente raison qu’étant tombé amoureux d’elle il l’avait épousée peu avant Noël, le 12 décembre 1745.