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- Enfin, dit-il à sa femme en lui montrant la lettre remise par Bercaville et les écus qui l’accompagnaient. Enfin nous allons avoir la possibilité de conquérir à la fois le succès et la fortune ! Le maréchal de Saxe est l’homme le plus généreux de la terre !

- L’important c’est que nous soyons ensemble, répondit la jeune femme… Si tu n’étais pas là je ne crois pas que j’aurais accepté : le maréchal a si mauvaise réputation !

- Auprès des femmes vertueuses seulement, mon cœur. Les autres l’adorent tout au contraire ! En outre nous nous aimons. Il n’y a donc rien à craindre ! conclut-il en l’embrassant.

Tous deux formaient, en effet, un vrai couple d’amoureux en dépit d’une différence d’âge de dix-sept ans. Fils de pâtissier, pâtissier lui-même, Charles Favart s’était découvert un double talent de poète et de musicien en même temps qu’il prenait feu pour le théâtre de la Foire Saint-Germain et de la Foire Saint-Laurent. Très vite il y connut le succès grâce à ses œuvres aussi gaies que charmantes3. Et il avait trouvé l’interprète idéale dans la jeune Justine Duronceray.

Née en Avignon d’un père musicien et d’une mère engagée dans une troupe de comédiens ambulants, la jeune fille habitée par la passion du théâtre s’était retrouvée à dix-sept ans à la Foire Saint-Laurent où Charles Favart eut tôt fait de la découvrir et de l’enlever. Comme il était aussi un homme plein de charme et aussi délicieux que ses œuvres, Justine qui se produisait alors sous le nom de Mlle Chantilly en tomba amoureuse sans la moindre peine. En fait on ne sait lequel des deux succomba le premier et sans doute s’agit-il d’un double coup de foudre. Petite, les cheveux bruns, le nez légèrement retroussé, les yeux noirs vifs et rieurs, Justine possédait la beauté du diable et rachetait quelques défauts par une incroyable vitalité, un esprit et une grâce extrêmes. On aurait pu dire d’elle qu’elle était une jolie laide, et ce sont peut-être les femmes les plus dangereuses…

L’heureux couple attendit avec impatience le moment de rejoindre celui dans lequel il voyait une aimable corne d’abondance.

Si Maurice ne les avait pas fait venir aussitôt c’est parce que sous l’apparence détendue et même un peu folle de sa vie quotidienne il cachait un projet conçu dès après la dernière victoire : celui d’une expédition surprise vers Bruxelles, la capitale, cette perle conservée trop longtemps à son goût par la couronne autrichienne posée sur la tête de l’impératrice Marie-Thérèse. Ce qu'il guettait c'était un moment favorable et ce moment lui semblait venu grâce au jeune Charles-Edouard Stuart, le prétendant que les tempêtes de la Manche l’avaient empêché naguère de faire passer en Ecosse et qui, quelques mois plus tôt, réussissait à y entrer et à fédérer les chefs de clans, ce qui n’était pas une mince affaire. A l’issue du grand bal qu’il avait donné au château de Holyrood il avait entamé tout simplement la conquête de l’Angleterre. Avant la fin de l’année il prenait Manchester puis Derby. Aussi, jugeant la situation sérieuse sinon dramatique, le roi George II se résolut-il à rappeler son général le plus efficace : son fils, le duc de Cumberland, dont l’armée dut évacuer la Flandre… C’était l’occasion qu’attendait le maréchal de Saxe pour porter un coup décisif à la coalition austro-anglaise. Il avait dressé ses plans dans le plus grand secret même envers son état-major, sachant qu’il disposait de peu de temps, que le jeune Stuart ne pèserait pas lourd en face de Cumberland et que tôt ou tard celui-ci reviendrait. Il fallait donc se hâter mais des pluies abondantes ayant rendu impraticable la région marécageuse entre Gand et Bruxelles, on dut encore attendre la première gelée.

Elle se produisit le 15 janvier 1746 et, ce jour-là, après avoir envoyé un courrier à Versailles pour annoncer son intention d’attaquer Bruxelles, le maréchal donna l’ordre de marche à la stupeur générale. Personne n’était au courant, pas même Lowendal, l’ami et la meilleure arme, parti à Versailles recevoir le cordon bleu que lui décernait le roi…

Le départ de l’armée fut vite su par les Autrichiens dont le commandement était passé du prince Charles au comte de Kaunitz, Premier ministre qui, s’il promettait de devenir un diplomate d’envergure, ne possédait aucune des qualités nécessaires pour devenir un chef militaire. Naturellement il fit mettre la ville en défense et se proposa d’incendier les faubourgs pour rendre cette défense plus efficace. A sa surprise et avant même qu’il eût donné des ordres, il recevait du maréchal de Saxe l’épître suivante :

« J’ai cru que Votre Excellence ne désapprouverait pas la liberté que je prends de lui en écrire pour l’engager à conserver un si bel ornement à la ville de Bruxelles. La destruction des faubourgs d’Ypres, de Tournai et d’Ath n’en ont pas rendu la prise plus difficile et c’est une erreur de croire que les bâtiments au-delà du glacis puissent être de quelque avantage aux assiégeants ; ils ne peuvent nuire à une place que dans le cas de surprise contre laquelle il y a d’autres moyens de se garantir.

« Votre Excellence ne doit pas soupçonner cette lettre d’artifice si elle veut se souvenir de ce que j’ai fait pratiquer moi-même à Lille lors de la dernière campagne ; l’armée combinée était campée dans la plaine de Cysoing ; mon premier soin fut de défendre à l’officier général qui commandait à Lille d’en brûler les faubourgs et assurément je n’aurais pas pris sur moi une démarche si contraire à l’usage si je n’avais cru pouvoir en prouver. »

Kaunitz allait mettre un moment à se remettre d’une aussi incroyable épître mais il était trop intelligent pour ne pas accepter avec élégance la leçon de stratégie de son ennemi : les faubourgs ne furent pas brûlés… d’autant que Saxe avait profité de l’effet de surprise créé par sa prose pour envahir tranquillement lesdits faubourgs.

La lettre était du 28 janvier. Ses réflexions achevées, Kaunitz propose le 11 février de rendre la place avec les honneurs de la guerre et la liberté de la garnison. Maurice répond qu'il n'est pas certain de pouvoir empêcher le pillage par ses soldats, ces « fourmis désobéissantes », s'il lui faut prendre la ville d'assaut. Et là-dessus Kaunitz lui envoie des parlementaires pleins de morgue :

- Ne croyez pas que tout soit perdu pour nous, disent les Autrichiens. Nous attendons des renforts !

- Voilà qui est bien et je vous approuve : des gens de cœur qui attendent du secours ne doivent pas se rendre. Retournez donc derrière vos remparts et défendez-vous ! leur déclare-t-il avec un sourire épanoui.

Kaunitz alors accepte de capituler et que la garnison soit prisonnière mais il demande quatre jours pour faire évacuer la ville. Cependant il triche, pensant que son adversaire ignore la présence à Anvers d'un corps d'armée commandé par le prince de Waldeck. Ce qui n'est pas le cas : il y a beau temps que le maréchal a fait garder la route d'Anvers. Kaunitz battu à plates coutures n'insiste pas. Le 20 février, après quelques coups de canon et une perte minime en hommes, Maurice de Saxe entrait dans Bruxelles intacte après avoir traversé des faubourgs en bon état. La garnison fut emprisonnée mais pas maltraitée. Et le vainqueur d'écrire aussitôt à son roi pour lui faire hommage de la ville. Mais il ne s'en tint pas là et c'est en personne qu'il partit pour Versailles afin de porter lui-même au roi, outre les cinquante-deux drapeaux pris à l'ennemi, un souvenir exceptionnel, trouvé dans la salle d’armes du palais du gouverneur : l'oriflamme de François Ier prise à Pavie par Charles Quint.

Cette fois le triomphe est encore plus grand. Tout au long du chemin qui le ramène vers Paris, le maréchal est acclamé aussi bien par les paysans que par les citadins. Le roi l’embrasse sur les deux joues, le présente à la marquise de Pompadour qui le reçoit avec beaucoup de grâce et décide qu’ils seront amis, lui accorde les Grandes Entrées qui sont la plus haute distinction de la Cour puisque cela permet de rejoindre le roi partout où il se trouve. Enfin - et c’est le symbole qui rattache définitivement à la France ce Saxon couvert de gloire -, il lui donne les lettres de naturalité. Maurice de Saxe est désormais Français !