Aussi fut-il assez satisfait, de retour à Paris, d’apprendre qu’il n’aurait guère le temps de s’y attarder. L’hivernage prenait fin pour les armées stationnées en Flandre et sur le Rhin, et si l’on avait pu espérer un moment qu’après la chute de Bruxelles l’Autriche se tiendrait tranquille, un événement fortuit venait de lui rendre espoir : Charles-Edouard Stuart, dont les succès écossais avaient rendu nécessaire le retrait de Cumberland, avait fait une irréparable sottise : au lieu de conforter ses assises et de s’établir solidement dans les Highlands, il était descendu de ses montagnes pour affronter le « duc rouge » en rase campagne. A Culloden, celui-ci l’écrasait dans le sang, mettant fin à tous ses espoirs de reconquérir le trône. Seul - ou à peu près - il réussit à fuir la boucherie avec une poignée de compagnons et à passer en Bretagne. C’était le 16 avril et Cumberland, après avoir signé le martyre de l’Ecosse, était libre de revenir épauler les Autrichiens de Marie-Thérèse…
Le maréchal de Saxe, bientôt suivi par le roi, reprit le chemin de Bruxelles. Il se trouvait alors à la tête de cent quatre-vingt mille hommes avec lesquels il pouvait espérer venir à bout de n’importe quelle formation ennemie et conquérir définitivement les Pays-Bas autrichiens.
Tout eût été pour le mieux si la cabale qui avait couvé tout l'hiver à Versailles n’eût montré son visage à nu, quand reprirent les opérations, par le truchement de ses chefs : le comte de Clermont et, surtout, le prince de Conti. Deux princes du sang donc cousins qui, de plus, avaient l’appui d’Argenson, le ministre.
Le premier, Louis de Bourbon-Condé, comte de Clermont et frère de Charolais, n’aimait pas Maurice de Saxe auquel il reprochait de l’avoir évincé du cœur et du lit de sa cousine, Louise-Elisabeth. Il ne cessait de se répandre en propos pour le moins discourtois sur ses aventures galantes à Bruxelles. Tant et si bien que le bruit en revint aux oreilles de l’intéressé qui, sans autre forme de procès, lui enleva la plus grande partie de son commandement, le réduisant à l’état de chef de brigade. Une humiliation qui ne passa pas. Clermont voulut démissionner en criant bien haut qu’il était trop humiliant pour un prince du sang d’obéir à un bâtard étranger. C’était le duel à coup sûr mais quelqu’un sauva la situation. Le marquis de Valfons, le nouvel aide de camp du maréchal, avait servi sous Clermont et entretenait avec lui des relations d’amitié : il sut convaincre celui-ci de la sottise qu’il avait commise et lui proposa d’écrire un mot à Saxe en vue d’un entretien privé, porta lui-même la lettre et mit en scène un arrangement diplomatique : Saxe, en passant une inspection de l’armée, s’arrêterait chez Clermont comme chez les autres à une heure où, comme par hasard, le comte serait prêt à se mettre à table. Et tout se déroula comme l'avait prévu Valfons. Le maréchal feignit d’être contrit d’arriver à un si mauvais instant, l'attribuant au fait qu’il ne pensait pas qu’il était si tard.
- Assez, répondit l’autre, pour que vous ne puissiez aller dîner chez vous. Faites-moi donc l’honneur de prendre place !…
Et tout se passa pour le mieux, chacun des convives se gardant d’évoquer les choses qui fâchent. Ce fut même très gai et Clermont reçut dès le lendemain les effectifs qui lui rendaient l’intégralité de son commandement, avec même en prime vingt pièces de canon ! Affaire terminée.
Ce ne fut pas le cas avec Conti, bien au contraire !
Pour une fois d’accord avec le ministre, le maréchal en exposant les plans de sa campagne d’été à Bruxelles avait proposé d’alléger le contingent de l’armée du Rhin que commandait le prince, trop conséquent dans l’état actuel de la campagne, mais d’ajouter à ce qu’il en restait les troupes disposées à l’est des Flandres augmentant ainsi son commandement. Buté, Conti se déclara offensé et, bien que Saxe l’eût, non sans élégance, laissé prendre Mons et Charleroi, il se déroba lorsque son chef lançait le premier assaut contre Namur, le laissant face à l’ennemi dans une situation délicate. L’excuse : il devait rentrer d’urgence à Versailles parce qu’il voulait reprendre les droits de son père à la couronne de Pologne que les ennuis de santé du roi Auguste III, demi-frère de Saxe, pouvait rendre vacante. Le prétexte était mauvais et l’abandon de poste flagrant : Conti méritait le Conseil de guerre. Le maréchal n'en fit rien :
- Je suis trop bon serviteur du roi pour rendre au prince de Conti ce qu’il vient de faire !
C'était en juillet. Rentré à Versailles en juin pour voir mourir sa belle-fille, l'infante Maria-Raffaela, Louis XV sanctionna cependant en retirant la totalité de son commandement à Conti pour le joindre à l’armée de Saxe… Ce qui ne fit qu'ajouter à sa haine. Furieux, le prince ne rêva plus que de se procurer les preuves des relations adultères de sa mère avec le « bâtard » et, ce qui serait mieux encore, celles de sa participation à la mort de son père…
Tandis que se poursuivait le siège de Namur, le maréchal avait établi son quartier général à Tongres, accompagné, bien entendu, de son théâtre aux armées, sa meilleure distraction et, comme d'habitude, une agréable réserve de jolies filles parmi lesquelles il n'avait qu'à choisir. Il y en avait toujours une en fonction auprès de lui, pourtant cet été-là son regard se braquait sur la Chantilly - Justine Favart ! - qui, après avoir accepté d'emblée puis s'être ravisée, venait de se résoudre à quitter l’Opéra pour rejoindre la troupe de son époux. Ce qui n'avait pas été sans longues hésitations.
Tant qu'avait duré la dernière campagne, Charles Favart s'était vu l'objet de toutes les attentions de son mécène. Il n'y avait rien que celui-ci ne fût prêt à offrir à son directeur pour le confort de sa vie quotidienne et il se montrait particulièrement généreux :
« Si chaque mois de l’année me produit autant que le dernier et le commencement de celui-ci, écrit-il à sa femme, je retournerai à Paris avec cinquante mille francs de bénéfice. Et j’ai encore pour ressource la bourse de M. le maréchal, lequel m’a engagé à y puiser toutes les fois que mes besoins me le commandent. »
Cependant plein d’esprit et avisé, Favart se croit en Paradis et n’imagine pas un instant que toutes ces générosités n’ont pour but qu’appâter Justine. Sa troupe qui suit l’armée de camp en camp remporte de vifs succès et il compose des chansons que les mousquetaires rouges chantent en montant à l’assaut.
Lorsque enfin la Chantilly le rejoint, en juillet, la vie devient encore plus belle… Le maréchal envoie un lit de camp couvert de satin rayé pour rappeler la chambre que les époux occupent à Paris. Il envoie aussi des chevaux pour leur voiture personnelle, des bouteilles de bons vins et encore une foule d’autres choses. Tout cela ne manque pas de toucher la jeune femme, envers laquelle Maurice évite de jouer les hussards ! Il la traite avec tout le respect possible et s’il lui fait la cour c’est avec une discrétion plus qu’inhabituelle chez lui. Peut-être parce que depuis longtemps il se retrouve amoureux comme autrefois, à cette différence près qu’il est conscient que ses vingt ans sont loin, même si le caractère primesautier de Justine, ses reparties, ses rires aussi lui donnent parfois l’impression de les retrouver. Elle fait couler un sang plus vif dans ses veines. Autrefois il l’eût prise d’assaut sans tenir compte de ses protestations - en admettant qu'elle en eût émises ! Cette fois il pratique la guerre de siège et, la sachant encore amoureuse de son époux, il préfère patienter. Le tigre rentre ses griffes et fait pattes de velours.
Il est vrai que Mme Favart n'est pas seule à occuper ses pensées. De toutes parts on ne parle que du remariage du Dauphin puisque, morte en couches, l'infante n’a pas laissé d’enfant. Une idée alors est venue au maréchal : faire de sa nièce Marie-Josèphe de Saxe une future reine de France. Elle n’a que quinze ans et toutes les qualités morales qui conviennent. En plus elle est charmante : blonde avec de jolis yeux bleus. Enfin, elle est d’une douceur et d’une patience infinies, vertus souhaitables pour épouser un prince que l’on dit inconsolable… Et puis - et c’est ce que le maréchal souligne à l’intention du comte de Loos, ministre de Pologne et de Saxe à Paris - une telle alliance détacherait de ce fait la Saxe de l’étouffante tutelle autrichienne. Cela mérite d’y réfléchir !