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La nouvelle blessa Maurice. La lettre dans laquelle il avait mis tant d'espoirs retombait comme un pétard mouillé. Non seulement elle ne lui ramenait pas Justine mais elle l’avait fait fuir. L’amour que l’on éprouvait pour elle ne trouvait aucun écho dans son cœur. Elle le dédaignait tout simplement et cela c’était nouveau pour un homme autour de qui les femmes se pressaient et qui n’avait qu’à tendre la main pour en attirer une. Jamais il n’avait essuyé de refus. A plus forte raison, jamais on ne l’avait fui comme la Chantilly venait de le faire ! Se joignait à cette déception une sorte d’amertume née de l’impression que l’on se moquait de lui.

Favart, en effet, ne semblait pas particulièrement inquiet de la disparition de sa femme. Il continuait de diriger son théâtre comme si tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes. Et quand le maréchal lui demanda de nouveau s’il avait des nouvelles - pensant que Justine était retournée à Paris, il l’avait envoyé chercher dans leur appartement de la rue de Richelieu mais sans plus de succès -, il s’entendit répondre que Mme Favart était sujette à des escapades, à des besoins de campagne pour s’y reposer de l’extrême fatigue nerveuse de la scène surtout lorsque celle-ci se trouvait aux abords de la guerre.

- Mais enfin vous ne savez rien d’elle et vous restez ici tranquille à vous occuper de vos travaux ?

- Monsieur le maréchal, répliqua Favart avec autant de respect qu’il en disposait, j’ai la plus grande confiance en Justine parce qu’elle ne m’a jamais trompé. Pour être franc, je dirai qu’elle m’a fait tenir un billet me disant que même Paris augmentait sa lassitude et qu'elle allait se reposer chez une amie en province…

- Quelle amie ? Quelle province ?

- Elle ne me l’a pas dit et c'est sans importance puisque c’est pour son bien. Elle donnera des nouvelles plus tard et, quand elle se sentira mieux, elle me rejoindra. Cela semble peut-être difficile pour un prince tel que vous, Monseigneur, mais nous sommes de petites gens auprès de vous qui êtes notre bienfaiteur…

- Vous êtes en train de me le faire regretter ! Assez de palinodies : elle est vraiment malade ou bien je lui fais horreur au point qu’elle ne veuille plus me voir ?

- Comment pouvez-vous penser cela ? Elle a beaucoup d’amitié pour vous et, pensant - peut-être est-ce bien téméraire ? - que vous en avez aussi, elle pense que vous comprendrez le besoin qu’elle éprouve de… de prendre des vacances ?

L’œil sombre du maréchal n’était guère annonciateur d’une quelconque tendance à la compréhension :

- Des vacances, hein ? Est-ce que j’en prends, moi ? Arrangez-vous comme vous le voudrez mais faites en sorte qu’elle revienne ! Le Théâtre aux armées est sinistre sans elle !

- Oh ! Monsieur le maréchal est injuste ! Nous avons une troupe de valeur, des comédiennes charmantes… jusqu’à présent appréciées de tous… et même de vous ?

- Parlons-en ! La Beauménard est rentrée à Paris, la Navarre s’est reprise d’amour pour son cher Mirabeau et l’a suivi, pensant se faire épouser, l’idiote ! De toute façon, je retourne à Bruxelles et le théâtre aussi ! Débrouillez-vous pour que nous ayons des gens présentables ! Et surtout la Chantilly !

Rentré sous sa tente meublée dans le style militaire mais avec presque autant d’élégance que son hôtel de Paris ou son château du Piple, Maurice y trouva son neveu qui arpentait les tapis en l’attendant. Le fils de ses amis Frédéric-Henri et Constance de Friesen était arrivé à Paris dans les bagages de la Dauphine. C’était à présent un beau jeune homme ne rêvant que plaies et bosses, sympathique et enchanté de pouvoir servir un oncle aussi prestigieux. Admis parmi ses aides de camp, il entretenait autour de son maréchal une atmosphère de bonne humeur quasi permanente et savait le distraire quand ses idées noires le prenaient. Ne fût-ce qu’en lui parlant de Dresde, de ses parents et de leurs nombreux amis communs.

- Pourquoi tant d’agitation ? bougonna l’oncle. Il t’est arrivé quelque chose ?

- A moi non, mais à vous oui. J’ai chez moi deux femmes qui attendent que je les introduise auprès de vous.

- Deux femmes ? Quelle sorte de femmes ? Pas des dames tout de même ?

- J’aurais dû dire une femme - très quelconque ! - et une jeune fille… la plus jolie que j’aie jamais vue. La femme prétend que vous la connaissez… et que son époux a un poste dans les fournitures des armées. Enfin, elle parle aussi de sa fille aînée, une certaine Geneviève…

Maurice éclata de rire, ce qui dans l'état où il était lui fit tous les biens du monde.

- La mère Rinteau !… Mais pourquoi toutes ces périphrases ? Elle n’avait qu'à dire son nom.

- C'est que… elle n'osait croire que vous vous en souviendriez.

- Elle est inoubliable ! Va la chercher !

Un moment plus tard, Friesen ramenait les visiteuses. La première armait d'un sourire épanoui un visage déjà en voie de perdition dont un épais maquillage s'efforçait de colmater les brèches. En contraste complet avec une vêture que n'eût pas désavouée une duègne espagnole, la seconde, toute jeune, était tout simplement exquise…

- Madame Rinteau ! émit Maurice avec la courtoisie dont il ne se départait jamais quelle que soit son interlocutrice. Qu'est-ce qui me vaut l'honneur de votre visite ?

Elle feignit la confusion et minauda :

- L’honneur ? Oh, Monseigneur est trop bon et…

- Je ne suis pas évêque, ni prince du sang ! Appelez-moi Monsieur le maréchal ! Vous ne venez pas, je l’espère, me parler de votre époux ? Des bruits sont venus jusqu’à moi touchant certain marché qui..

- Oh non, Monsieur le maréchal ! Pas du tout. Je laisse à M. Rinteau le soin de ses affaires. Moi je ne m’intéresse qu’à ma famille. Vous avez peut-être gardé dans votre mémoire le souvenir de ma fille Geneviève ?

- Naturellement. Elle est trop charmante pour qu’on l'oublie ! Elle va bien ?

- Très bien. Aussi n’est-ce pas d’elle que je viens vous entretenir. Le bruit court que Mlle Chantilly a quitté le théâtre pour se soigner et il semblerait qu’il s'agisse d’un mal opiniâtre… De tout cela il découle que ses rôles sont vacants, aussi avons-nous pensé, M. Rinteau et moi, que notre autre fille Marie, que voici, pourrait la remplacer, elle n’a que dix-sept ans mais elle a déjà fait, au printemps dernier, ses débuts à l’Opéra…

- Comme chanteuse ou comme danseuse ? demanda Maurice, les yeux sur la jeune fille devenue écarlate sous son regard appréciateur.

- Elle chante à ravir…

- En ce cas pourquoi ne reste-t-elle pas à l’Opéra ? Le Théâtre aux armées n’est guère fait pour des débutantes…

Mme Rinteau fit toute une affaire de chercher son mouchoir dans sa manche, se moucha d’un air embarrassé et réussit même à rougir sous son plâtre :

- Sans doute, sans doute, mais… oh, c’est difficile à dire !… Le public de l’Opéra n’est pas celui que souhaite Marie. Elle est encore un peu timide comme vous pouvez le voir et, en outre, sa sœur lui a tellement parlé de vous ! En conséquence c’est vous seul qu’elle voudrait charmer.

Maurice se tourna vers la jeune fille :

- Est-ce vrai ? Vous voulez chanter pour moi ?

- Oh oui !…

Cette fois elle avait retrouvé la couleur habituelle d’un teint délicat et elle regardait Maurice bien en face avec dans ses yeux d’aigue-marine une expression qui lui fit passer un frisson le long du dos. Sans détourner les yeux, il dit :