Brady rigole.
« T’as lu trop de romans policiers où le petit malin de privé fait parler l’assassin psychopathe jusqu’à ce que les renforts arrivent. Ou jusqu’à ce que l’assassin baisse un peu sa garde et que le privé puisse l’empoigner et lui prendre son flingue. Mais je pense pas que les renforts vont arriver, et t’as pas l’air en état de pouvoir attraper un poisson rouge. Et puis, tu sais déjà quasiment tout. Tu serais pas là, sinon. Freddi a craché le morceau et — sans vouloir plagier Snidely Whiplash[47] — elle va payer. Un jour ou l’autre.
— Freddi prétend qu’elle n’a pas créé le site.
— J’ai pas eu besoin d’elle. J’ai fait ça tout seul, dans le bureau de Babineau, sur son ordinateur portable. Pendant une de mes petites virées loin de la Chambre 217.
— Et pour…
— Ta gueule. Tu vois la table, là, inspecteur Hodges ? »
Elle est en bois de merisier, comme le buffet, et elle paraît hors de prix, mais elle est souillée de cercles délavés, traces de verres posés négligemment sans sous-bocks. Les médecins propriétaires de cet endroit sont peut-être méticuleux en salle d’opération, mais ici, ce sont de vrais crados. Actuellement, une télécommande et un porte-crayons en forme de crâne sont posés sur la table.
« Ouvre le tiroir. »
Hodges s’exécute. Dedans, il y a un Zappit Commander rose sur un vieux magazine télé avec Hugh Laurie en couverture.
« Prends-le et allume-le.
— Non.
— OK, d’accord. Je vais m’occuper de Gibney, alors. » Il abaisse le canon du fusil d’assaut et le braque sur la nuque de Holly. « En mode automatique, ça va carrément lui arracher la tête. Peut-être qu’elle va voltiger jusque dans la cheminée ? Voyons voir.
— OK, dit Hodges. OK, OK, d’accord. Arrête. »
Il prend le Zappit et trouve le bouton sur le dessus de la console. L’écran de bienvenue s’allume ; la diagonale du Z rouge remplit tout l’écran. Il est invité à faire glisser l’écran pour accéder aux jeux. Il le fait sans attendre l’injonction de Brady. Son visage est dégoulinant de sueur. Il n’a jamais eu aussi chaud. Son poignet cassé l’élance.
« Tu vois l’icône Fishin’ Hole ?
— Oui. »
Ouvrir Fishin’ Hole est la dernière chose dont il a envie. Mais quand l’alternative qui se présente à lui est de rester assis là, avec son poignet cassé et son abdomen enflé qui palpitent, à regarder une rafale de munitions de gros calibre séparer la tête du corps menu de Holly, pas vraiment le choix. Et puis, il a lu qu’on ne peut pas être hypnotisé contre son gré. Il est vrai que la console de Dinah Scott a failli l’endormir, mais il ignorait alors de quoi il retournait. Maintenant il sait. Et si Brady le croit en transe et qu’il ne l’est pas, alors peut-être… peut-être seulement…
« Je suis sûr que tu sais comment ça marche maintenant », dit Brady.
Il a les yeux qui brillent et qui pétillent, les yeux d’un garçon qui s’apprête à mettre le feu à une toile d’araignée pour voir ce que fera la bestiole. Essaiera-t-elle de trouver une issue et de se carapater de sa toile en feu ou brûlera-t-elle ?
« Appuie sur l’icône. Les poissons vont se mettre à nager et la musique va démarrer. Attrape les poissons roses et additionne les numéros. Pour gagner, il faut marquer cent vingt points en cent vingt secondes. Si tu gagnes, j’épargne la vie de Gibney. Si tu perds, on verra bien ce dont ce petit automatique est capable. Babineau l’a vu démolir une pile de blocs en béton un jour, alors imagine avec de la chair humaine.
— Même si je fais cinq mille points, tu la laisseras pas en vie, dit Hodges. J’y crois pas une seule seconde. »
Les yeux bleus de Babineau s’agrandissent dans une mimique de fausse indignation.
« Mais tu devrais ! Tout ce que je suis devenu, je le dois à cette salope étalée à mes pieds ! Le moins que je puisse faire, c’est lui laisser la vie sauve. En supposant qu’elle soit pas déjà en train de crever d’une hémorragie cérébrale. Maintenant, arrête de jouer la montre. Joue plutôt au jeu. Le compte à rebours commence à l’instant où ton doigt se pose sur l’icône. »
N’ayant pas d’autre choix, Hodges appuie sur l’icône. L’écran se vide. Il y a un flash bleu si lumineux qu’il doit plisser les yeux et, l’instant d’après, les poissons sont là, allant et venant, en haut, en bas, se croisant, lâchant des chapelets de bulles argentées. La musique se met à tinter : À la mer, à la mer, près de la magnifique mer…
Sauf que c’est pas juste de la musique. Il y a des mots intégrés. Et il y a aussi des mots dans les flashs bleus.
« Dix secondes, dit Brady. Tic-tac, tic-tac. »
Hodges essaye d’attraper un poisson rose et le manque. Il est droitier et l’élancement dans son poignet empire à chaque mouvement de sa main, mais cette douleur n’est rien comparée à celle qui l’incendie de l’aine à la gorge. Au troisième coup, il attrape un petit rose — c’est le nom qu’il leur donne, maintenant — et le poisson devient un 5. Il le dit à haute voix.
« Seulement cinq points en vingt secondes ? dit Brady. Va falloir mettre les bouchées doubles, inspecteur. »
Hodges tape plus vite, ses yeux bougeant de gauche à droite, de haut en bas. Il n’a plus besoin de les plisser à la vue des flashs bleus car il y est habitué. Et ça devient plus facile. Les poissons paraissent plus gros à présent, et un peu plus lents. La musique moins tintinnabulante. Plus ronde, d’une certaine manière. Toi et moi, toi et moi, oh comme nous serons heureux. Est-ce la voix de Brady, qui chante avec la musique, ou est-ce seulement son imagination ? Live ou Memorex ? Pas le temps de penser à ça maintenant. Tempus fugit.
Il attrape un poisson-sept, puis un quatre, et — jackpot ! — un douze. Il dit : « J’en suis à vingt-sept. » Mais est-ce bien ça ? Il a perdu le fil.
Brady ne le renseigne pas, Brady lui dit seulement : « Plus que quatre-vingts secondes », et sa voix semble entourée d’un léger écho, comme si elle lui parvenait du fin fond d’un long couloir. Pendant ce temps, une chose merveilleuse est en train de se produire : la douleur dans son abdomen commence à se dissiper.
Waouh, l’ordre des médecins devrait être mis au courant d’un truc pareil.
Il attrape un autre petit rose. Un 2. Pas terrible mais il y en a plein d’autres. Plein, plein d’autres.
C’est là qu’il commence à sentir comme des doigts papillonner délicatement à l’intérieur de sa tête. Et ce n’est pas son imagination. Il est envahi. Ç’a été facile, a dit Brady à propos de l’infirmière MacDonald. C’est toujours facile une fois que t’es à l’intérieur et que tu commences à actionner les manettes.
Que se passera-t-il quand Brady commencera à actionner ses manettes à lui ?
Il sautera dans ma peau comme il a sauté dans celle de Babineau, se dit Hodges… sauf que, comme la voix et la musique, cette certitude semble lui parvenir du fin fond d’un long couloir. Au bout du couloir, il y a la porte de la Chambre 217, et la porte est ouverte.
Pourquoi voudrait-il faire ça ? Pourquoi voudrait-il habiter un corps qui s’est changé en usine à cancer ? Parce qu’il veut que je tue Holly. Pas avec le fusil, cela dit, jamais il ne me le confierait. Il se servira de mes mains, poignet cassé ou pas, pour l’étrangler. Puis il quittera mon corps pour me laisser face à mon acte.