Et puis, ça voudrait dire les laisser en vie.
Il sait ce qui lui reste à faire, alors il enclenche le mode automatique du fusil d’assaut. Il cale la crosse contre sa bonne épaule et commence à tirer, mitraillant le chalet de gauche à droite mais se concentrant sur la pièce principale où il les a laissés.
Les rafales d’arme automatique illuminent la nuit, fixant la chute rapide de la neige en une série de photos au flash. L’écho superposé des détonations est assourdissant. Les fenêtres explosent. Les bardeaux de la façade s’envolent telles des chauves-souris. La porte qu’il a laissée entrouverte dans sa fuite est violemment projetée en arrière, elle rebondit, puis revient claquer dans l’autre sens. Le visage de Babineau est tordu par une expression de haine joyeuse qui n’appartient qu’à Brady Hartsfield, et il n’entend pas le grondement du moteur qui approche, ni le ferraillement des chenilles d’acier derrière lui.
33
« À terre ! hurle Hodges. Holly, à terre ! »
Il n’attend pas de voir si elle obéit, il se jette sur elle et recouvre son corps du sien. Au-dessus d’eux, le salon est une tempête de copeaux de bois, de verre brisé et d’éclats de pierre provenant de la cheminée. Une tête d’élan tombe du mur et atterrit dans l’âtre. Un des yeux de verre a été crevé par une balle Winchester et on dirait que l’animal leur fait un clin d’œil. Holly pousse un cri strident. Sur le buffet, une demi-douzaine de bouteilles explosent, libérant une odeur âcre de bourbon et de gin. Une balle touche une bûche dans la cheminée, la sectionnant en deux et faisant monter un tourbillon d’étincelles.
Mon Dieu, faites qu’il n’ait que cette recharge, pense Hodges. Et s’il vise bas, faites qu’il me touche moi et pas Holly. Sauf qu’une munition Winchester .308 qui l’atteindrait les traverserait tous les deux, et il le sait.
Les tirs cessent. Est-il en train de recharger ou est-il à court de munitions ? Live ou Memorex ?
« Bill, pousse-toi, j’arrive pas à respirer.
— Vaut mieux pas, dit-il. Je…
— C’est quoi ? C’est quoi ce bruit ? » Puis répondant à sa propre question : « Quelqu’un arrive ! »
Maintenant qu’il a un peu retrouvé l’ouïe, Hodges entend aussi. D’abord il pense au petit-fils Thurston pilotant une des motoneiges que le vieux a mentionnées et sur le point de se faire massacrer pour avoir voulu jouer au bon Samaritain. Mais peut-être pas. Le bruit du moteur qui approche est trop puissant pour une motoneige.
Un flot de lumière blanc-jaune inonde la pièce par les fenêtres brisées, pareille aux projecteurs d’un hélicoptère de police. Mais ça n’est pas un hélicoptère.
34
Brady est en train d’insérer sa nouvelle recharge de munitions quand il perçoit enfin le grondement et le claquement métallique du véhicule à l’approche. Il pivote, son épaule blessée l’élançant comme une dent infectée, au moment où une énorme silhouette apparaît à l’entrée de la piste. Les phares l’éblouissent. Son ombre s’étire sur la neige scintillante alors que l’engin roule vers le chalet canardé, projetant des gerbes de neige derrière ses chenilles de métal. Et il ne fonce pas juste sur la maison. Il fonce sur lui.
Brady presse la détente et le SCAR déchire à nouveau l’air de son bruit de tonnerre. Il voit maintenant que c’est une espèce d’engin à neige avec une cabine orange vif perchée au-dessus des chenilles tressautantes. Le pare-brise explose juste au moment où quelqu’un plonge par la portière ouverte côté conducteur pour échapper à la mitraille.
La monstruosité continue d’avancer. Brady veut courir mais il dérape dans les bottes de Babineau. Il perd l’équilibre, les yeux fixés sur les phares, et tombe sur le dos. L’envahisseur orange se profile au-dessus de lui. Il voit une chenille en acier s’approcher en grondant. Il veut la repousser, comme il poussait parfois les objets dans sa chambre — les stores, les draps, la porte de la salle de bains —, mais c’est comme essayer de stopper la charge d’un lion avec une brosse à dents. Il lève la main et veut hurler. Mais la chenille gauche du Tucker Sno-Cat ne lui en laisse pas le temps. Elle lui passe sur l’abdomen et l’éventre.
35
Holly n’a aucun doute sur l’identité de leur sauveteur et elle n’hésite pas une seule seconde. Elle traverse en courant le salon criblé de balles et franchit la porte en criant son nom, encore et encore. Quand il se relève, on dirait que Jerome a été roulé dans du sucre glace. Holly se jette dans ses bras en poussant des sanglots entrecoupés de rires.
« Comment as-tu su ? Comment as-tu su qu’il fallait venir ?
— C’est pas moi, dit-il. C’est Barbara. J’ai appelé pour avertir que je rentrais à la maison et elle m’a dit de faire demi-tour sinon Brady allait vous tuer… sauf qu’elle disait que la Voix allait vous tuer. Elle délirait à moitié. »
Hodges s’approche lentement, titubant, mais il est assez près pour entendre et il se souvient que Barbara a confié à Holly avoir encore en elle un peu de cette voix du suicide. Comme une traînée de bave. Hodges comprend, maintenant, car lui aussi a encore de cette écœurante morve mentale dans la tête. Barbara était peut-être encore juste assez connectée avec Brady pour savoir qu’il les attendait au tournant.
Ou alors, c’était peut-être de la pure intuition féminine. Hodges croit réellement à ça. Il est de la vieille école.
« Jerome », dit-il. Il a la voix enrouée. « Mon gars. » Ses genoux le lâchent. Il va tomber.
Jerome se libère de l’étreinte féroce de Holly et referme un bras autour de Hodges pour le soutenir.
« Tu vas bien ? Enfin… je sais que tu vas pas bien, mais t’as pris une balle ?
— Non. » À son tour, Hodges referme un bras autour de Holly. « J’aurais dû savoir que vous alliez me suivre. Vous en faites qu’à votre tête, vous deux.
— On allait pas quitter le groupe avant le dernier concert, pas vrai ? dit Jerome. Allez, viens, monte dans… »
Un son animal s’élève sur leur gauche, un grognement guttural qui cherche à devenir des mots mais n’y parvient pas.
Hodges est plus exténué qu’il ne l’a été de toute sa vie mais il se dirige quand même vers ce grognement, parce que…
Eh bien, parce que.
Quelle est la formule qu’il a employée avec Holly en venant ici ? Tourner la page ?
Le corps piraté par Brady gît, éventré jusqu’à la colonne vertébrale, ses viscères déployés autour de lui telles les ailes d’un dragon rouge. Des nappes de sang fumantes s’enfoncent dans la neige. Mais il a les yeux ouverts et conscients, et tout à coup, Hodges sent ces doigts revenir farfouiller dans son esprit. Et cette fois, ils ne se contentent plus de l’explorer nonchalamment. Cette fois ils tâtonnent frénétiquement à la recherche d’une prise. Hodges les éjecte aussi facilement que le pousse-serpillière a un jour expulsé la présence de cet homme de son esprit.
Il recrache Brady comme un vulgaire pépin de pastèque.
« Aidez-moi, souffle Brady. Vous devez m’aider.
— Je pense qu’on ne peut plus rien pour vous, dit Hodges. Vous avez été écrasé. Par un véhicule extrêmement lourd. Maintenant vous savez l’effet que ça fait. N’est-ce pas, Brady ?
– Ça fait mal, chuchote Brady.
— Oui, dit Hodges. Oui, j’imagine.
— Si vous ne pouvez pas m’aider, achevez-moi. »