Hodges tend la main et Holly y dépose le Victory .38 telle une infirmière passant un scalpel à un médecin. Hodges fait tourner le barillet et éjecte l’une des deux balles restantes. Puis il referme le revolver. Bien qu’il ait mal partout à présent, un mal de chien, il s’agenouille et place l’arme de son père dans la main de Brady.
« À vous de le faire, dit-il. C’est ce que vous avez toujours désiré. »
Jerome se tient prêt, au cas où Brady déciderait d’utiliser cette dernière balle contre Hodges. Mais non. Brady tente de diriger le canon vers sa tête. Il n’y parvient pas. Son bras tressaute mais ne se soulève pas. Il grogne à nouveau. Du sang déborde de sa bouche, suintant entre les dents parfaites de Felix Babineau. On pourrait presque avoir pitié de lui, se dit Hodges, si on ignorait ce qu’il a fait au City Center, ce qu’il a essayé de faire à l’Auditorium Mingo, et la machine à suicide qu’il a mise en marche aujourd’hui. Cette machine va ralentir et cesser de fonctionner maintenant que son agent principal est hors course, mais avant ça, elle avalera encore quelques adolescents tristes. Hodges en est plus que certain. Le suicide a beau être douloureux, il est contagieux.
On pourrait avoir pitié de lui s’il n’était pas un monstre, se dit Hodges.
Holly s’agenouille, soulève la main de Brady et applique le canon du revolver contre sa tempe.
« Voilà, monsieur Hartsfield, dit-elle. Vous devez faire le reste vous-même. Et que Dieu ait pitié de votre âme.
— Que dalle », dit Jerome.
Dans l’éclat des feux arrière du Sno-Cat, son visage a la dureté de la pierre.
Durant un long moment, les seuls bruits sont le ronflement du gros moteur du véhicule à neige et le vent de plus en plus violent de la tempête hivernale.
« Oh, mon Dieu, dit Holly. Il n’a même pas le doigt sur la détente. L’un de vous deux doit m’aider, je ne pense pas pouvoir… »
Puis un coup de feu.
« Seigneur, dit Jerome. Le dernier petit tour de magie de Brady. »
36
Hodges est absolument incapable de rejoindre leur véhicule à pied, mais Jerome parvient à le hisser dans la cabine du Sno-Cat. Holly s’installe à côté de lui. Jerome remonte au volant et enclenche la vitesse. Bien qu’il recule, et contourne ensuite largement les restes du corps de Babineau, il conseille à Holly de ne pas regarder.
« On laisse des traces de sang.
— Beurk.
— Ouais, beurk. Tu peux le dire.
— Thurston m’avait parlé d’une motoneige, dit Hodges. Il ne m’a jamais dit qu’il avait un tank Sherman.
— C’est un Tucker Sno-Cat, et tu ne lui as pas laissé ta MasterCard en garantie. Ni une Jeep Wrangler de compète qui m’a amené ici dans le trou du cul du monde sans le moindre ennui, merci.
— Il est vraiment mort ? » demande Holly. Son visage blafard est tourné vers Hodges et l’énorme œuf de pigeon qu’elle a sur le front semble carrément palpiter. « Mort-mort ?
— Tu l’as vu se coller une balle dans la cervelle.
— Oui, mais est-ce qu’il est mort-mort ? Pour de bon ? »
La réponse qu’il ne lui donnera pas est non, pas encore. Pas tant que les traînées de bave qu’il a laissées dans la tête de Dieu sait combien de gens n’auront pas été effacées par la remarquable capacité d’autoguérison du cerveau. Mais d’ici une semaine, un mois tout au plus, Brady aura définitivement disparu.
« Oui, dit-il. Et… Holly ? Merci de m’avoir programmé cette sonnerie pour les messages. Celle du Home Run. »
Elle sourit.
« C’était quoi, au fait ? Le texto, je veux dire ? »
Hodges extirpe tant bien que mal son portable de la poche de son manteau, vérifie et dit :
« Alors ça, c’est la meilleure. » Il se met à rire. « J’avais complètement oublié.
— Quoi ? Montre montre montre ! »
Il incline le portable vers elle pour qu’elle puisse lire le texto que sa fille Alison lui a envoyé depuis la Californie, où le soleil brille certainement :
Pour la première fois depuis que Jerome est rentré de l’Arizona, Tyrone Feelgood Delight fait une apparition :
« Vous avoi’ soixan’-dix ans, missié Hodges ? Ça alo’ ! Vous pas fai’ un jou’ de plus que soixan’-cinq !
– Ça suffit, Jerome, dit Holly. Je sais que ça t’amuse mais ce genre d’accent est ridicule et stéréotypé. »
Hodges rigole. C’est douloureux mais c’est plus fort que lui. Au prix d’un effort, il reste conscient jusqu’au Garage Thurston ; il arrive même à tirer quelques petites bouffées sur le joint que Holly allume et lui fait passer. Puis le noir commence à l’envelopper.
C’est peut-être la fin, se dit-il.
Bon anniversaire, vieux.
Puis il perd pied.
APRÈS
Quatre jours plus tard
Pete Huntley connaît moins bien le Kiner Memorial que son ancien coéquipier qui fit ici de nombreux pèlerinages afin de rendre visite à un résident de longue date aujourd’hui décédé. Il doit s’arrêter deux fois pour demander son chemin — une fois à l’accueil principal et une fois au service Oncologie — avant de trouver la chambre de Hodges. Et quand il y arrive enfin, elle est déserte. Une grappe de ballons ornés de JOYEUX ANNIVERSAIRE PAPA est attachée aux barreaux du lit et flotte au ras du plafond.
Une infirmière passe la tête par la porte, le voit en train de contempler le lit vide et lui sourit.
« Solarium, au bout du couloir. Ils font une petite fête. Je pense que vous êtes encore dans les temps. »
Pete longe le couloir. Le solarium comporte une verrière et il est rempli de plantes vertes, peut-être pour remonter le moral des patients, peut-être pour leur fournir un petit supplément d’oxygène, peut-être les deux. Près d’un mur, un petit groupe de quatre inconnus joue aux cartes. Deux d’entre eux sont chauves, un autre a une perfusion au bras. Hodges est assis juste sous la verrière, il est en train de distribuer des parts de gâteau à sa petite clique : Holly, Jerome et Barbara. On dirait que Kermit se laisse pousser la barbe, une barbe qui s’annonce blanche comme neige, et Pete se remémore furtivement le Père Noël du centre commercial qu’il allait voir avec ses propres enfants.
« Pete ! » s’exclame Hodges en souriant. Il va pour se lever mais Pete lui fait signe de ne pas bouger. « Prends-toi une chaise. Et une part de gâteau. Allie l’a acheté chez Batool. Ça a toujours été sa boulangerie préférée quand elle était petite.
— Où est-elle ? » demande Pete en tirant une chaise à lui et en s’installant à côté de Holly.
Elle porte un pansement sur le côté gauche du front et Barbara a un plâtre à la jambe. Seul Jerome semble en pleine forme, et Pete sait qu’il a manqué de peu se faire réduire en steak haché, là-bas, au camp de chasse.
« Elle est retournée sur la côte Ouest ce matin. Deux jours de congé, c’est tout ce qu’elle pouvait prendre. Elle aura trois semaines de vacances en mars, elle a dit qu’elle reviendrait. Si j’ai besoin d’elle, bien sûr.
— Comment tu te sens ?