— Pas trop mal », dit Hodges. Il regarde en haut à gauche, mais une seconde seulement. « J’ai trois spécialistes du cancer qui s’occupent de moi, et les résultats des premiers examens ont l’air bons.
— C’est super, ça. » Pete prend la part de gâteau que Hodges lui tend. « Ouf, c’est trop gros.
— Tais-toi et mange, dit Hodges. Écoute, pour toi et Izzy…
— On s’est réconciliés », le coupe Pete. Il prend une bouchée. « Hé, pas dégueu. Rien ne vaut un gâteau aux carottes avec glaçage au fromage blanc pour donner un coup de peps à son taux de glycémie.
— Donc ta fête de départ à la retraite est… ?
— Toujours d’actualité. Officiellement, elle n’a jamais été annulée. Je compte toujours sur toi pour porter le premier toast. Et n’oublie pas…
— Ouais, ouais, je sais, ex-femme et copine actuelle seront de la partie, rien de trop scabreux. J’ai pigé, j’ai pigé.
— Tant qu’on est clairs là-dessus. »
La trop grosse part de gâteau est en train de rapetisser. Barbara est fascinée par la vitesse à laquelle il l’engloutit.
« On va pas avoir des ennuis ? demande Holly. Hein, Pete, hein ?
— Non, fait Pete. Vous êtes absolument hors de cause. C’est ce que je suis venu vous dire. »
Holly s’enfonce dans sa chaise en poussant un soupir de soulagement qui soulève de son front sa frange grisonnante.
« Je parie que vous avez tout mis sur le dos de Babineau », dit Jerome.
Pete pointe sa fourchette en plastique vers lui.
« Jeune Jedi, la vérité tu dis là.
— Vous trouverez peut-être intéressant de savoir que c’est le célèbre marionnettiste Frank Oz qui a fait la voix de Yoda », commente Holly. Elle jette un coup d’œil à l’assemblée. « Bon, moi je trouve ça intéressant, en tout cas.
— Moi je trouve ce gâteau intéressant, dit Pete. Je peux en avoir un peu plus ? Une toute petite tranche. »
C’est Barbara qui fait le service, et elle lui ressert bien plus qu’une petite tranche mais Pete n’émet aucune objection. Il mord dedans et lui demande comment elle va.
« Bien, répond Jerome avant elle. Elle a un copain. L’heureux élu s’appelle Dereece Neville. Grande star du basket.
— La ferme, Jerome, c’est pas mon copain.
— Pourtant il vient souvent te voir, dit Jerome. Tous les jours depuis que tu t’es cassé la jambe.
— On a beaucoup de choses à se dire », déclare Barbara d’une voix pleine de dignité.
Pete dit :
« Pour en revenir à Babineau, l’administration de l’hôpital a des vidéos de sécurité de lui entrant par l’arrière de l’hôpital la nuit où sa femme a été assassinée. Il se change en tenue d’agent d’entretien, au vestiaire. Il sort, revient quinze ou vingt minutes plus tard, remet ses habits et s’en va pour de bon.
— Pas d’autre vidéo ? demande Hodges. Dans le Bocal par exemple ?
— Si, mais on ne voit pas son visage parce qu’il porte une casquette des Groundhogs. Et on ne le voit pas entrer dans la chambre de Hartsfield, non plus. La défense pourrait se servir de ça mais puisque Babineau ne comparaîtra jamais…
— Personne n’en a rien à foutre, conclut Hodges.
— Correct. La police municipale et la police d’État sont ravies de le laisser porter le chapeau. Izzy est contente, et moi aussi. Je pourrais vous demander — rien qu’entre nous, les enfants — si c’est vraiment Babineau qui est mort, là-bas dans les bois, mais j’ai pas tellement envie de savoir.
— Et quel est le rôle de Bibli Al dans tout ça ? demande Hodges.
— Aucun. » Pete repose son assiette en carton. « Alvin Brooks s’est suicidé hier soir.
— Oh, Seigneur, fait Hodges. Pendant qu’il était en garde à vue ?
— Oui.
— Il était pas sous surveillance rapprochée ? Après tout ce qui s’est passé ?
— Si, et aucun détenu n’est censé avoir d’objet pointu ou tranchant sur lui, mais il a réussi à mettre la main sur un stylo-bille, va savoir comment. Peut-être un gardien, plus probablement un autre détenu. Il a dessiné des Z partout sur les murs, sur sa couchette, sur lui. Puis il a sorti la cartouche en métal du stylo et s’en est servi pour…
— Stop », le coupe Barbara. Elle est toute pâle dans la lumière hivernale qui tombe du plafond en verre. « On a compris. »
Hodges dit : « Donc l’idée, c’est… quoi ? Qu’il était le complice de Babineau ?
— Tombé sous son influence, dit Pete. Ou peut-être qu’ils sont tous les deux tombés sous l’influence de quelqu’un d’autre, mais n’en parlons plus, d’accord ? Ce qui nous intéresse, c’est que vous soyez tous trois innocentés. Il n’y aura pas de félicitations cette fois, ni récompenses en nature…
— C’est pas grave, dit Jerome. Holly et moi, on doit encore avoir au moins quatre ans de bus gratuit sur notre passe.
— Ouais enfin, c’est pas comme si tu t’en servais beaucoup vu que t’es presque jamais là, dit Barbara. Tu devrais me le donner.
— Ce n’est pas cessible, dit Jerome en se rengorgeant. J’ai plutôt intérêt à le garder, je voudrais pas que t’aies des problèmes avec la loi. Et puis, tu te déplaceras bientôt avec Dereece. Mais n’allez pas trop loin, si tu vois ce que je veux dire.
— T’es bête. » Barbara se tourne vers Pete. « Il y a eu combien de suicides en tout ? »
Pete soupire.
« Quatorze ces cinq derniers jours. Neuf d’entre eux avaient des Zappit, tous aussi morts que leurs propriétaires, à présent. Le plus âgé avait vingt-quatre ans, le plus jeune treize. L’un d’entre eux, un garçon, d’une famille très bizarre question religion, selon les dires des voisins — le genre à faire passer les chrétiens intégristes pour des progressistes — a tué ses parents et son petit frère avant de se suicider. Fusil de chasse. »
Tous les cinq restent silencieux. À la table de gauche, les joueurs de cartes partent dans de grands éclats de rire.
C’est Pete qui rompt le silence :
« Et il y a eu environ quarante tentatives. »
Jerome siffle.
« Ouais, je sais. C’est pas dans les journaux, et les chaînes de télé n’en parlent pas, même Krimes et Meurtres Mystérieux. » C’est le surnom que la police donne à WKMM, une chaîne de télé indépendante pour qui l’adage Si ça saigne, ça paye est une profession de foi. « Mais bien sûr, la plupart de ces tentatives ont été relayées sur les réseaux sociaux, et ça a continué à se propager comme une traînée de poudre. Je déteste ces sites. Mais ça va finir par se tasser. C’est toujours le cas avec les suicides en série.
— Ouais, sûrement, dit Hodges. Mais, avec ou sans réseaux sociaux, avec ou sans Brady, le suicide reste une réalité. »
Il regarde les joueurs de cartes en disant ça, surtout les deux chauves. L’un a bonne mine (comme Hodges lui-même peut avoir bonne mine) mais l’autre est cadavérique, avec les yeux creusés. Un pied dans la tombe et l’autre sur une peau de banane, aurait dit le père de Hodges. Et la pensée qui lui traverse l’esprit est trop complexe — trop pleine d’un terrible mélange de colère et chagrin — pour être articulée. Elle a à voir avec le fait que certains dilapident négligemment ce pour quoi d’autres seraient prêts à vendre leur âme : un corps sans douleurs et en bonne santé. Et pourquoi ça ? Parce que ceux-là sont trop aveugles, trop meurtris affectivement ou trop égocentriques pour voir, par-delà la courbure sombre de la Terre, le prochain lever du Soleil. Lequel finit toujours par arriver, tant qu’on continue à respirer.