« Il n’y a rien pour toi dans cette chambre. Tu ne peux que te faire du mal en allant là-bas, avait dit Jerome. On sait quand tu es allé le voir. À chaque fois que tu reviens, il y a un petit nuage gris qui plane au-dessus de toi pendant deux jours.
— Plutôt une semaine », avait ajouté Holly. Elle ne le regardait pas, et elle se tordait les doigts d’une façon qui donnait envie à Hodges de la faire cesser avant qu’elle ne se casse quelque chose. Sa voix, en revanche, était ferme et assurée : « Il n’y a plus rien à l’intérieur de lui, Bill. Il faut que tu l’acceptes. Et s’il lui reste un peu de conscience, il doit être ravi de te voir revenir à chaque fois. Il voit le mal qu’il te fait et ça le fait bicher. »
C’est ce qui l’avait convaincu, parce que Hodges savait que c’était la vérité. Alors il se tient à distance. C’est un peu comme arrêter de fumer : difficile au début, de plus en plus facile avec le temps. Aujourd’hui, il arrive que des semaines entières se passent sans qu’il pense à Brady et aux terribles crimes de Brady.
Il ne reste rien à l’intérieur de lui.
C’est ce que Hodges se dit alors qu’il les ramène vers leur bureau au cœur de la ville, où Holly fera tourner son ordinateur à plein régime et commencera à traquer Nancy Alderson. Quoi qu’il se soit passé dans cette maison en haut de Hilltop Court — l’enchaînement de pensées et de conversations, les larmes et les promesses, le tout se soldant par les cachets dissous dans la sonde gastrique et la bouteille d’hélium avec son image d’enfants rieurs —, Brady Hartsfield n’a rien à voir là-dedans. Parce que Holly lui avait littéralement explosé le cerveau. S’il arrive que Hodges en doute parfois, c’est qu’il ne supporte pas l’idée que Brady ait en quelque sorte échappé au châtiment. Qu’au final, le monstre lui ait filé entre les doigts. Ce n’était même pas Hodges qui avait balancé le coup de chaussette remplie de billes d’acier qu’il appelle son Happy Slapper ; il était trop occupé à se débattre avec une petite crise cardiaque à ce moment-là.
Quand même, l’ombre d’un souvenir : Zappit.
Il sait qu’il a déjà entendu ce nom quelque part.
Son ventre lui lance un avertissement de douleur et il repense au lapin qu’il a posé à son médecin. Va falloir qu’il s’occupe de ça, mais ça peut attendre demain. Il a dans l’idée que le Dr Stamos va lui annoncer qu’il a un ulcère, et ce genre de nouvelle peut attendre.
8
Holly a une boîte toute neuve de Nicorette à côté de son téléphone, mais elle n’a pas besoin d’en croquer une seule. La première Alderson qu’elle appelle se trouve être la belle-sœur de la femme de ménage, qui veut savoir bien sûr pourquoi une agence appelée Finders Keepers cherche à joindre Nan.
« S’agit-il d’un legs ? demande-t-elle avec espoir.
— Un instant, dit Holly. Veuillez patienter le temps que je vous mette en ligne avec mon supérieur. »
Hodges n’est pas son supérieur, il a fait d’elle son associée à part entière après l’affaire Pete Saubers l’année dernière, mais c’est une fiction à laquelle elle a souvent recours quand elle est stressée.
Hodges, qui s’est installé à son propre ordinateur pour faire des recherches sur la société Zappit Games System, décroche le téléphone pendant que Holly se plante à côté de lui tout en mâchonnant le col de son pull-over. Hodges garde Alderson en attente le temps de dire à Holly que manger de la laine n’est probablement pas bon pour sa santé, ni pour le Fair Isle qu’elle porte. Puis il prend la communication.
« J’ai bien peur d’avoir une mauvaise nouvelle pour Nancy, dit-il, et il met rapidement la belle-sœur au courant.
— Seigneur, dit Linda Alderson (Holly a griffonné le nom sur le carnet de Hodges). Ça va l’anéantir, et pas seulement parce que ça signifie la fin de son emploi. Elle travaillait pour ces dames depuis 2012, et elle les appréciait vraiment beaucoup. Tenez, elle a passé le dîner de Thanksgiving avec elles en novembre dernier. Vous êtes de la police ?
— Retraité, dit-il, mais je travaille avec l’équipe affectée à l’enquête. On m’a chargé de contacter Mme Alderson. » Il ne pense pas que ce mensonge reviendra le hanter puisque Pete lui-même lui a ouvert la porte en l’invitant sur les lieux du crime. « Savez-vous où je peux la joindre ?
— Je vais vous donner son numéro de portable. Elle est partie à Chagrin Falls samedi dernier pour l’anniversaire de son frère. C’était ses quarante ans alors la femme de Harry a mis les petits plats dans les grands. Elle y reste jusqu’à mercredi ou jeudi, je crois — c’est ce qui était prévu, en tout cas. Je suis sûre qu’elle reviendra plus tôt en apprenant la nouvelle. Nan vit seule avec son chat depuis que Bill est mort — Bill était le frère de mon mari. Mme Ellerton et sa fille représentaient en quelque sorte une famille de substitution pour elle. Vraiment, ça va l’anéantir. »
Hodges note le numéro et appelle aussitôt. Nancy Alderson décroche à la première sonnerie. Il se présente et lui annonce la nouvelle.
Après un moment de silence dû au choc, elle dit :
« Oh, non, c’est impossible. Vous faites erreur, inspecteur Hodges. »
Il ne se fatigue pas à la corriger parce que sa réaction l’intéresse.
« Et pourquoi cela ?
— Parce qu’elles sont heureuses. Elles s’entendent si bien, elles adorent regarder la télé ensemble — surtout des DVD, et des émissions de cuisine, ou le genre avec des femmes qui papotent de choses et d’autres et qui invitent des célébrités sur leur plateau. Vous ne le croiriez pas mais il y a beaucoup de rires dans cette maison. » Nancy Alderson a un moment d’hésitation puis dit : « Êtes-vous sûr de parler des bonnes personnes ? De Jan Ellerton et Marty Stover ?
— J’ai bien peur que oui.
— Mais… elle avait accepté sa condition ! Marty, je veux dire. Martine. Elle disait même que s’habituer à la paralysie était plus facile que de s’habituer au célibat. On parlait souvent de ça toutes les deux — de la solitude. Car j’ai perdu mon mari, vous comprenez.
— Donc, il n’y a jamais eu de M. Stover ?
— Si, bien sûr, Janice s’était mariée très jeune. Un mariage très court, me semble-t-il, mais elle disait n’avoir jamais regretté parce qu’elle avait eu Martine. Marty a bien eu un petit ami peu de temps avant son accident mais il a eu un infarctus. Il est mort sur le coup. Selon Marty, il était en très bonne santé, il faisait de l’exercice trois fois par semaine dans un club de remise en forme en ville. Elle disait que c’était d’être en si bonne santé qui l’avait tué. Car il avait un cœur très solide, vous voyez, et le jour où il s’est retourné contre lui, il a tout simplement éclaté. »
Hodges, lui-même rescapé d’une crise cardiaque, pense Note pour plus tard : pas de club de fitness.
« Marty disait que de se retrouver seule après la mort de quelqu’un que l’on aime était la pire forme de paralysie. Je ne ressentais pas exactement la même chose après la perte de mon Bill mais je voyais ce qu’elle voulait dire. Le révérend Henreid venait souvent lui rendre visite — elle l’appelle son conseiller spirituel — et même quand il ne venait pas, elle et Jan faisaient leurs prières quotidiennes. Tous les jours à midi. Et Marty envisageait de suivre un cours de comptabilité en ligne — il existe des cours spéciaux pour les gens atteints de son handicap, le saviez-vous ?