— Non ?
— Oh non. Il était toujours en pantalon de travail — vous savez, vert, dans le genre Dickies — et sa parka était rafistolée avec du ruban adhésif. Et puis sa voiture avait l’air très vieille, il y avait des couches d’apprêt par endroits. Mon mari appelait ça le vernis des pauvres.
— Vous ne vous rappelez pas la marque de la voiture, par hasard ? »
Il tourne une page de son carnet et écrit DATE DERNIÈRE GROSSE TEMPÊTE ? sur une page vierge. Holly regarde et acquiesce.
« Non, désolée, je ne m’y connais pas en voitures. Je ne me souviens même pas de la couleur, juste de ces taches de sous-couche. Monsieur Hodges, vous êtes sûr qu’il ne s’agit pas d’une erreur ? »
Elle le supplie presque.
« J’aimerais pouvoir vous dire que oui, Nancy. Vous avez été d’une grande aide. »
Dubitative : « Vous trouvez ? »
Hodges lui donne son numéro, celui de Holly et celui du bureau. Il lui dit de téléphoner au cas où quoi que ce soit lui reviendrait. Il lui rappelle que la presse pourrait s’intéresser à l’affaire parce que Martine a été paralysée au City Center en 2009, et qu’elle ne doit en aucun cas se sentir obligée de répondre aux journalistes ou aux reporters télé.
Quand il coupe la communication, Nancy Alderson s’est remise à pleurer.
9
Il emmène Holly déjeuner au Panda Garden, à quelques rues de leur bureau. Il est encore tôt et ils ont la salle presque pour eux. Holly ne mange plus de viande et commande un chow mein végétarien. Hodges adore l’émincé de bœuf épicé mais son estomac ne le supportera pas alors il se décide pour un agneau Ma La. Ils mangent tous les deux avec les baguettes : Holly parce qu’elle sait s’en servir et Hodges parce qu’elles le ralentissent et diminuent les risques d’incendie abdominal post-prandial.
Holly attaque :
« La dernière grosse tempête a eu lieu le 19 décembre. Les services météo ont enregistré vingt-cinq centimètres de neige à Government Square et trente-cinq à Branson Park. Pas non plus énorme mais il n’en est tombé que dix lors de la seule autre tempête de cet hiver.
— Six jours avant Noël. À peu près le moment où on a donné le Zappit à Janice Ellerton, si les souvenirs d’Alderson sont bons.
— Penses-tu que l’homme qui le lui a donné et celui qui regardait la maison à vendre ne font qu’un ? »
Hodges capture un bout de brocoli. C’est censé être bon pour la santé, comme tous les légumes qui ont mauvais goût.
« Je ne pense pas qu’Ellerton aurait accepté quoi que ce soit d’un type à la parka rafistolée au ruban adhésif. Je n’exclus pas la possibilité mais ça me paraît peu probable.
— Mange, Bill. Si je termine avant toi, j’aurai l’air d’un glouton. »
Hodges mange, mais il n’a pas trop d’appétit ces jours-ci, même quand son ventre ne lui fait pas souffrir le martyre. Quand il a du mal à avaler, il fait descendre le tout avec une gorgée de thé. Peut-être une bonne idée puisque le thé a l’air d’aider. Il pense à ses résultats d’examens qu’il n’a pas encore vus. Il lui vient à l’esprit que ce qu’il a est peut-être pire qu’un ulcère, qu’un ulcère pourrait être en réalité le meilleur des scénarios. Il existe des médicaments pour traiter les ulcères. Pour d’autres trucs, pas tant que ça.
Quand il peut voir le milieu de son assiette (mais Seigneur, il en reste tellement sur les bords), il pose ses baguettes et dit :
« J’ai découvert quelque chose pendant que tu traquais Nancy Alderson.
— Dis-moi.
— Je me suis renseigné sur ces Zappit. Incroyable la vitesse à laquelle ces entreprises numériques poussent puis disparaissent. Comme les pissenlits en juin. Le Zappit Commander n’a pas comme qui dirait monopolisé le marché. Trop simple, trop cher, trop de concurrence plus évoluée. Zappit Inc. a chuté en Bourse et a été rachetée par une compagnie appelée Sunrise Solutions. Il y a deux ans, c’est cette compagnie-là qui a fait faillite et quitté le marché. Ce qui veut dire qu’on ne vend plus de Zappit depuis longtemps et que le type qui en distribuait a dû monter une espèce d’arnaque. »
Holly en déduit rapidement la suite :
« Donc il a fabriqué un questionnaire à la noix juste pour ajouter un peu de, comment on dit, de plausibilité. Mais ce type n’a pas essayé de lui soutirer de l’argent, n’est-ce pas ?
— Non. Pas qu’on sache, en tout cas.
— Il y a quelque chose de pas net, là-dedans, Bill. Est-ce qu’on va en parler à l’inspecteur Huntley et à Miss Jolis Yeux Gris ? »
Hodges a pris le plus petit bout d’agneau qui reste dans son assiette et voilà un bon prétexte pour le lâcher.
« Pourquoi tu l’aimes pas, Holly ?
— Eh bien, elle pense que je suis folle, répond-elle d’un ton détaché.
— Je suis sûr que no…
— Si. Elle le pense. Elle doit aussi penser que je suis dangereuse, à cause de la façon dont j’ai frappé Brady Hartsfield au concert des ’Round Here. Mais je m’en fiche. Je le referais. Un millier de fois ! »
Hodges pose sa main sur la sienne. Dans le poing de Holly, les baguettes vibrent comme un diapason.
« Je sais, et tu aurais raison à chaque fois. Tu as sauvé des milliers de vies, et c’est une estimation prudente. »
Elle extrait sa main de dessous la sienne et se met à ramasser des grains de riz.
« Oh, elle peut penser que je suis folle tant qu’elle veut. Les gens ont pensé ça de moi toute ma vie, à commencer par mes parents. Mais il y a autre chose. Isabelle ne voit que ce qu’elle voit, et elle n’aime pas les gens qui voient plus, ou qui cherchent plus. Elle pense pareil de toi, Bill. Elle est jalouse. De toi et Pete. »
Hodges ne dit rien. Il n’avait jamais envisagé une telle possibilité.
Holly pose ses baguettes.
« Tu n’as pas répondu à ma question. Est-ce que tu vas leur dire ce qu’on a découvert jusqu’ici ?
— Pas encore. Il y a quelque chose que j’aimerais faire avant, si tu veux bien tenir le bureau cet après-midi. »
Holly sourit aux restes de son chow mein.
« Je tiendrai toujours le bureau. »
10
Bill Hodges n’est pas le seul à avoir ressenti une aversion immédiate envers la remplaçante de Becky Helmington. Le personnel soignant qui travaille à la Clinique des Traumas du Cerveau a rebaptisé l’endroit le Bocal, et il n’a pas fallu longtemps pour que Ruth Scapelli devienne Miss Ratched[11]. Au bout de trois mois, elle avait déjà fait muter trois infirmières pour diverses petites infractions et renvoyé une aide-soignante pour avoir fumé dans un placard à fournitures. Elle avait interdit certains uniformes colorés jugés « trop distrayants » ou « trop suggestifs ».
En revanche, les médecins l’apprécient. Ils la trouvent efficace et compétente. Elle est également efficace et compétente avec les patients, mais elle est froide, et il y a comme du mépris dans sa voix. Elle ne permettra jamais qu’on traite même le plus cataclysmiquement atteint d’entre eux de comateux, de légume ou de mollusque, du moins en sa présence, mais elle a une certaine arrogance.
« Elle connaît son boulot, avait confié une infirmière à une autre en salle de repos peu après la prise de poste de Scapelli. Pas de doute là-dessus, mais il lui manque quelque chose. »
11
Référence à Mildred Ratched, l’infirmière autoritaire et dépourvue de compassion dans