L’autre infirmière, trente ans de service, était une vétérante qui avait tout vu. Elle avait réfléchi, puis prononcé un seul mot… mais c’était le mot juste* :
« La compassion. »
Scapelli ne se montre jamais froide ou méprisante quand elle accompagne Felix Babineau, le neurologue en chef, lors de ses visites quotidiennes. Et si elle le faisait, il ne le remarquerait probablement pas. Certains médecins l’ont remarqué, mais peu s’en soucient : les faits et gestes d’êtres aussi insignifiants que les infirmières — même cadres —, sont bien en deçà de leurs nobles préoccupations.
C’est comme si Scapelli avait le sentiment que les patients de la Clinique des Traumatisés du Cerveau, peu importe leur condition, étaient en partie responsables de leur état, et que si seulement ils faisaient plus d’efforts, ils retrouveraient forcément au moins un peu de leurs facultés. Elle fait son travail, cela dit, et dans l’ensemble, elle le fait bien, peut-être même mieux que Becky Helmington, qui était beaucoup plus aimée. Si quelqu’un venait à le lui dire, Scapelli répondrait sans doute qu’elle n’est pas là pour qu’on l’aime. Elle est là pour s’occuper de ses patients, point barre, fin de l’histoire.
Cependant, il y a un patient de longue date du Bocal qu’elle déteste. Ce patient c’est Brady Hartsfield. Ce n’est pas parce qu’elle a perdu un ami ou un proche au City Center ; c’est parce qu’elle pense qu’il joue la comédie. Évitant ainsi le châtiment qu’il mérite tant. En règle générale, elle se tient à distance et laisse les autres membres du personnel s’occuper de lui, parce que bien souvent, rien que de le voir la met en rage pour la journée. Elle n’arrive pas à croire que le système puisse se laisser si facilement duper par cette vile créature. Elle se tient aussi à distance pour une autre raison : elle ne se fait pas entièrement confiance lorsqu’elle se trouve dans sa chambre. À deux reprises, elle a fait quelque chose. Le genre de choses qui, si elles venaient à se savoir, pourraient conduire à son licenciement. Mais en cet après-midi de début janvier, alors que Hodges et Holly sont en train de terminer leur déjeuner, elle est attirée comme par un câble invisible jusqu’à la Chambre 217. Pas plus tard que ce matin, elle avait été forcée d’y entrer, parce que le Dr Babineau insiste pour qu’elle l’accompagne pendant ses visites. Brady est le petit protégé du neurologue. Il s’émerveille de ses progrès spectaculaires.
« Il n’aurait jamais dû se réveiller de son coma », lui avait confié Babineau peu de temps après son arrivée au Bocal. Babineau est un pisse-froid, mais lorsqu’il parle de Brady, il devient presque jovial. « Et regardez-le aujourd’hui ! Il peut faire quelques pas — avec de l’aide, je vous le concède —, il peut manger tout seul et il peut répondre à de simples questions, soit verbalement, soit par signes. »
Il est aussi apte à se planter la fourchette dans l’œil, aurait pu ajouter Ruth Scapelli (mais elle n’en fait rien), et ses réponses verbales résonnent plus comme des beu-beu et des gah-gah à ses oreilles. Et puis il y a la question de ses sphincters. Mettez-lui une couche et il se retient. Enlevez-lui et il urine dans son lit, réglé comme une horloge. Défèque dedans, s’il peut. C’est comme s’il savait. Et elle pense bien qu’il sait.
Autre chose qu’il sait — aucun doute là-dessus —, c’est que Scapelli ne l’aime pas. Ce matin, alors que l’examen était terminé et que le Dr Babineau se lavait les mains dans la salle de bains attenante, Brady avait redressé la tête pour la regarder et élevé une main à hauteur de sa poitrine. Il avait replié ses doigts en un poing lâche et tremblotant. Puis son majeur s’était lentement déroulé.
D’abord, Scapelli n’en avait pas cru ses yeux : Brady Hartsfield lui faisant un doigt d’honneur. Puis, alors qu’elle entendait l’eau cesser de couler dans la salle de bains, deux boutons de sa blouse d’uniforme avaient sauté, dévoilant le centre de son solide soutien-gorge Playtex 18 Heures « Comfort Strap ». Elle ne croit pas à toutes ces rumeurs qu’elle a entendues à propos de ce déchet humain, refuse d’y croire, mais là…
Il lui avait souri. Jusqu’aux oreilles.
À présent, elle se dirige vers la Chambre 217 au son de la musique douce qui flotte dans les couloirs. Elle porte son uniforme de rechange, le rose qu’elle garde dans son casier et n’aime pas tellement. Elle regarde des deux côtés pour s’assurer que personne ne lui prête attention, fait semblant d’étudier la fiche médicale de Brady au cas où une paire d’yeux indiscrets traînerait dans les parages, puis se glisse dans la chambre. Brady est assis dans son fauteuil près de la fenêtre, là où il est toujours assis. Il est vêtu d’une de ses quatre chemises à carreaux et d’un jean. Ses cheveux sont peignés et ses joues sont aussi lisses que des joues de bébé. Sur sa poche de poitrine, un badge proclame J’AI ÉTÉ RASÉ PAR L’INFIRMIÈRE BARBARA !
Il vit comme Donald Trump, se dit Ruth Scapelli. Il a tué huit personnes et en a blessé Dieu sait combien, il a tenté de tuer des milliers d’adolescents lors d’un concert de rock, et il est assis là, propre et rasé, à attendre que son personnel lui apporte ses repas. Il se fait masser trois fois par semaine. Il va au spa quatre fois par semaine et passe du temps dans le jacuzzi.
Comme Donald Trump ? Hum. Plutôt comme un chef de clan dans un de ces riches pays pétroliers du Moyen-Orient.
Et si elle disait à Babineau qu’il lui a fait un doigt d’honneur ?
Oh non, dirait-il. Non, non, non, infirmière Scapelli. Ce que vous avez vu n’était qu’une contraction involontaire du muscle. Il n’est toujours pas capable du processus de réflexion nécessaire à l’exécution d’un tel geste. Et quand bien même, pourquoi vous ferait-il un doigt d’honneur ?
« Parce que vous ne m’aimez pas, dit-elle en se penchant, les mains posées sur sa jupe rose. N’est-ce pas, monsieur Hartsfield ? Et nous sommes quittes, parce que moi non plus je ne vous aime pas. »
Il ne la regarde pas, ni ne montre le moindre signe de réaction. Il fixe seulement des yeux le parking couvert d’en face. Mais il l’entend, elle en est sûre, et son indifférence totale vis-à-vis d’elle la rend encore plus furieuse. Quand elle parle, les gens écoutent.
« Est-ce que je suis censée croire que vous avez fait craquer les boutons de ma blouse ce matin par la force de votre esprit ? »
Rien.
« Je ne suis pas aussi stupide. J’avais l’intention de la changer, elle était un peu trop serrée. Vous pouvez berner des membres du personnel plus crédules, mais moi, on me la fait pas, monsieur Hartsfield. Tout ce que dont vous êtes capable, c’est de rester assis là. Et de salir votre lit dès que vous en avez l’occasion. »
Rien.
Elle se retourne vers la porte pour s’assurer qu’elle est bien fermée, puis ôte sa main gauche de son genou et l’approche de lui.
« Tous ces gens que vous avez blessés, dont certains souffrent encore. Ça vous fait plaisir, hein que ça vous fait plaisir ? Et vous, vous apprécieriez ? Pourquoi ne pas essayer pour voir ? »
Elle touche d’abord le doux renflement d’un téton sous la chemise, puis le pince entre le pouce et l’index. Ses ongles sont courts mais elle plante ce qu’elle a dans la chair. Elle tourne d’abord dans un sens, puis dans l’autre.