« Est-ce qu’on peut regarder dans le garage ?
— Bien sûr, mais il n’y a rien là-dedans.
— Rien qu’un petit coup d’œil.
— Jamais trop vigilant, hein ? Je comprends, laissez-moi juste attraper la bonne clé. »
Sauf qu’il n’a pas besoin de clé : la porte du garage est entrouverte de cinq centimètres. Les deux hommes regardent en silence la serrure endommagée et les éclats de bois brisé. Enfin, Tom dit :
« Eh ben. Ça alors.
— Le garage n’est pas protégé par le système d’alarme, j’imagine ?
— Vous imaginez bien. Il n’y a rien à protéger là-dedans. »
Hodges pénètre dans une pièce rectangulaire aux murs en bois nus et au sol en béton coulé. Il y a des empreintes de bottes sur le béton. Hodges voit son souffle se condenser, et autre chose aussi. En face de la porte basculante de gauche, il y a une chaise. Quelqu’un s’est assis là pour regarder dehors.
Depuis quelque temps, Hodges ressent une gêne croissante du côté gauche de l’estomac, une gêne d’où percent des tentacules allant s’enrouler autour de ses reins. Mais cette douleur est presque une vieille amie à présent, et pour l’instant, elle est momentanément éclipsée par l’excitation.
Quelqu’un s’est assis là pour regarder le 1601, pense-t-il. Je serais prêt à parier ma ferme là-dessus — si j’en avais une.
Il marche jusqu’à l’avant du garage et s’assoit à la place de l’observateur. Trois fenêtres horizontales occupent le milieu de la porte, et celle de droite a été dépoussiérée. La vue donne directement sur la grande baie vitrée du salon du 1601.
« Hé, Bill, dit Tom. Il y a quelque chose sous la chaise. »
Hodges se penche pour regarder, même si ce mouvement rallume l’incendie dans son abdomen. Ce qu’il aperçoit, c’est un disque noir d’environ sept centimètres de diamètre. Il le ramasse en le pinçant par les côtés. Estampé dessus en lettres dorées figure un seul mot : STEINER.
« Ça vient d’un appareil photo ? demande Tom.
— D’une paire de jumelles. Certains services de police à gros budget utilisent des Steiner. »
Avec une bonne paire de Steiner — et à ce qu’il sait, une mauvaise paire de Steiner, ça n’existe pas —, on pouvait se retrouver directement dans le salon d’Ellerton et Stover, en supposant que les stores soient levés… et ils l’étaient ce matin quand lui et Holly se sont rendus chez elles. Bon sang, si les deux femmes étaient en train de regarder CNN, l’observateur aurait carrément pu lire les nouvelles défilant au bas de l’écran.
Hodges n’a pas de sachet en plastique où déposer la preuve mais il a un petit paquet de mouchoirs dans la poche de son manteau. Il en sort deux, enveloppe délicatement le capuchon de protection dedans et le glisse dans la poche intérieure de son manteau. Il se lève de la chaise (déclenchant un nouvel élancement ; cet après-midi, la douleur est aiguë) et repère autre chose. Quelqu’un a gravé une lettre dans le bois entre les deux portes basculantes. Peut-être avec un canif.
C’est la lettre Z.
12
Ils sont presque revenus dans l’allée quand Hodges est la proie de quelque chose de nouveau : une morsure fulgurante derrière le genou gauche. Il a l’impression qu’on vient de le poignarder. Il crie de surprise autant que de douleur et se penche en avant, malaxant le nœud de douleur lancinante, essayant de le faire céder. Du moins de le desserrer un peu.
Tom se baisse à côté de lui, et c’est ainsi qu’aucun d’eux ne voit passer la vieille Chevrolet remontant lentement Hilltop Court. Sa peinture bleu délavée est parsemée de taches d’apprêt rouge. Le vieux monsieur derrière le volant ralentit encore pour pouvoir observer les deux hommes. Puis la Chevrolet accélère, relâchant un nuage de gaz d’échappement bleu, et dépasse la maison d’Ellerton et Stover en direction du demi-tour en épingle à cheveux à l’extrémité de la rue.
« Qu’est-ce qu’il y a ? demande Tom. Qu’est-ce qui se passe ?
— Crampe, souffle Hodges à travers ses dents serrées.
— Massez-la. »
Les cheveux dans les yeux, Hodges lui lance un regard douloureusement amusé.
« Vous croyez que je fais quoi ?
— Donnez. »
Tom Saubers, vétéran de la kinésithérapie du fait de sa simple présence à certain salon de l’emploi il y a six ans, écarte la main de Hodges. Il retire un de ses gants et appuie avec les doigts. Fort.
« Aouh ! Bordel ! Ça fait super mal !
— Je sais, dit Tom. C’est comme ça. Essayez de mettre tout votre poids sur l’autre jambe. »
Hodges obéit. La Malibu avec ses taches d’apprêt rouge délavé repasse lentement, se dirigeant vers le bas de la colline cette fois. Le conducteur s’autorise un autre long regard dans leur direction, puis réaccélère.
« Ça passe, dit Hodges. Dieu soit loué pour ses petites faveurs. »
Oui, ça passe, mais son estomac est en feu et il a l’impression de s’être fait un tour de reins.
Tom le regarde d’un air soucieux.
« Vous êtes sûr que ça va ?
— Oui. Rien qu’une crampe.
— Ou peut-être une thrombose veineuse profonde. Vous n’êtes plus tout jeune, Bill. Vous devriez aller faire examiner ça. S’il vous arrivait quoi que ce soit pendant que vous êtes avec moi, Pete ne me le pardonnerait jamais. Sa sœur non plus. On vous doit beaucoup.
— Oui, je m’en occupe, j’ai rendez-vous chez le docteur demain, dit Hodges. Allez, partons d’ici. On se les gèle. »
Il boite sur les deux ou trois premiers pas puis la douleur disparaît complètement et il arrive à marcher normalement. Plus normalement que Tom. Grâce à sa rencontre avec Brady Hartsfield en avril 2009, Tom Saubers boitera pendant le restant de sa vie.
13
Quand Hodges arrive chez lui, son estomac va mieux mais il est claqué. Il se fatigue vite ces jours-ci et il se dit que c’est parce qu’il n’a plus d’appétit, mais au fond de lui, il se demande si c’est vraiment ça. Sur le chemin du retour, il a entendu deux fois le bruit de verre brisé suivi de la joyeuse annonce du Home Run, mais il ne regarde jamais son téléphone quand il est au volant, en partie parce que c’est dangereux (et illégal dans cet État), surtout parce qu’il refuse de devenir l’esclave de son portable.
De plus, pas besoin d’être médium pour savoir qui lui a envoyé au moins un des textos. Il attend d’avoir accroché son manteau dans le placard de l’entrée, touchant brièvement sa poche intérieure pour s’assurer que le capuchon de l’objectif est toujours là.
Le premier message est de Holly. Faudrait qu’on parle à Pete et Isabelle. Appelle-moi d’abord. J’ai une Q.
L’autre n’est pas d’elle. Il dit : Le Dr Stamos doit vous parler d’urgence. Vous avez rendez-vous demain à 9 h. Ne le ratez pas, s’il vous plaît !
Hodges consulte sa montre et bien que cette journée semble déjà avoir duré au moins un mois, constate qu’il est seulement quatre heures et quart. Il appelle le cabinet du Dr Stamos et tombe sur Marlee. Il la reconnaît à sa voix enjouée de pom-pom girl qui devient grave lorsqu’il se présente. Il ne sait pas ce que donnent ses examens mais ça ne peut pas être bon. Comme l’a dit Bob Dylan, on a pas besoin d’un Monsieur Météo pour savoir d’où vient le vent.
Il essaie de négocier pour neuf heures trente au lieu de neuf heures car il veut d’abord discuter avec Holly, Pete et Isabelle. Il ne veut pas croire que sa consultation avec Stamos puisse être suivie d’une admission à l’hôpital, mais il est réaliste, et cette douleur soudaine à la jambe lui a foutu une sacrée trouille.