La sonnette retentit à nouveau et elle se dépêche d’aller lui ouvrir, pensant : Il ne peut pas savoir ce que j’ai fait cet après-midi, la porte était fermée et personne ne m’a vue entrer. Détends-toi. Ça doit être autre chose. Peut-être une question syndicale.
Mais bien qu’elle soit membre de l’Union Infirmière depuis cinq ans, le Dr Babineau n’a jamais discuté de questions syndicales avec elle avant. Il ne la reconnaîtrait même pas s’il la croisait dans la rue, à moins qu’elle porte son uniforme. Ce qui lui rappelle ce qu’elle porte en ce moment : une vieille robe de chambre et des pantoufles encore plus vieilles (avec des têtes de lapin dessus !), mais il est trop tard pour se changer à présent. Au moins, elle n’a pas de bigoudis dans les cheveux.
Il aurait dû téléphoner avant, se dit-elle, mais la pensée qui suit est troublante : Peut-être qu’il voulait me prendre par surprise.
« Bonsoir, docteur Babineau. Entrez, ne restez pas dans ce froid. Excusez-moi de vous accueillir en robe de chambre mais je ne m’attendais pas à votre visite. »
Il entre et reste planté dans le vestibule. Elle doit le contourner pour refermer la porte. Vu de plus près, elle se dit qu’il est peut-être aussi peu présentable qu’elle. Elle est en robe de chambre et pantoufles, certes, mais lui a les joues hérissées d’une barbe de trois jours grisonnante. Dr Babineau (il ne viendrait à l’idée de personne de l’appeler Dr Felix) a beau être du genre gravure de mode — en témoigne l’écharpe en cachemire bouffante enroulée autour de son cou —, ce soir, il aurait bien besoin d’un petit coup de rasoir. De plus, il a des valises violettes sous les yeux.
« Laissez-moi prendre votre manteau », dit-elle.
Il pose sa mallette entre ses chaussures, déboutonne son pardessus et le lui tend, ainsi que sa luxueuse écharpe. Il n’a toujours pas dit un mot. Les lasagnes qu’elle a mangées au dîner, délicieuses sur le moment, semblent sombrer et entraîner son estomac par le fond.
« Aimeriez-vous…
— Suivez-moi au salon », dit-il, et il la dépasse comme si c’était lui le propriétaire des lieux.
Ruth Scapelli lui emboîte le pas au trot.
Babineau prend la télécommande sur l’accoudoir du fauteuil, la pointe en direction de la télévision et coupe le son. Les jeunes hommes et femmes continuent de s’affairer dans tous les sens mais sans le baratin insipide du présentateur. Scapelli n’est plus seulement mal à l’aise ; elle a peur. Peur pour son boulot, oui, pour le poste qu’elle a obtenu au prix d’un travail si dur, mais aussi pour elle-même. Il a dans les yeux un regard qui n’est pas du tout un regard mais seulement une espèce de vide.
« Voulez-vous boire quelque chose ? Un soda ou une tasse de…
– Écoutez-moi, infirmière Scapelli. Et très attentivement, si vous voulez garder votre poste.
— Je… Je…
— Et ça ne s’arrêterait pas à la perte de votre emploi. »
Babineau pose sa mallette sur l’assise du fauteuil et soulève les astucieux petits fermoirs en or. Ils émettent des claquements sourds en s’ouvrant.
« Vous avez commis un acte d’agression sur un patient mentalement déficient, un acte qui pourrait recevoir la qualification d’agression sexuelle, et vous l’avez ensuite accompagné de ce que la loi appelle une menace criminelle.
— Je… Je n’ai jamais… »
Elle s’entend à peine. Elle se dit qu’elle risque de s’évanouir si elle ne s’assoit pas, mais il a posé sa mallette sur son fauteuil préféré. Elle traverse le salon pour aller jusqu’au canapé, se cognant en chemin le tibia contre la table basse, presque assez fort pour la renverser. Elle sent un mince filet de sang couler jusqu’à sa cheville mais ne regarde pas. Si elle regarde, c’est sûr, elle va s’évanouir.
« Vous avez tordu le téton de M. Hartsfield. Puis vous l’avez menacé de faire la même chose à ses testicules.
— Il m’avait fait un geste obscène ! explose Scapelli. Il m’avait fait un doigt d’honneur !
— Je veillerai à ce que vous ne retravailliez plus jamais dans le milieu médical », dit-il, le regard plongé dans les profondeurs de sa mallette alors qu’elle s’effondre sur le canapé, au bord de la syncope.
Sa mallette porte ses initiales en monogramme. Dorées à la feuille, bien sûr. Il conduit une BMW flambant neuve et sa coupe de cheveux a dû lui coûter cinquante dollars. Peut-être plus. C’est un patron dominateur et autoritaire et voilà que maintenant il menace de ruiner sa vie à cause d’une seule petite erreur. Un seul petit écart de conduite.
Le sol pourrait s’ouvrir et l’avaler que ça lui serait égal, mais sa vision est d’une clarté perverse. Elle a l’impression de voir le moindre filament de la plume dépassant du ruban de son chapeau, le moindre vaisseau écarlate dans ses yeux injectés de sang, le moindre vilain poil gris hérissant ses joues et son menton. S’il ne les teignait pas couleur argent, se dit-elle, ses cheveux seraient de cette même couleur pelage de rat.
« Je… » Des larmes commencent à couler — des larmes chaudes sur ses joues froides. « Je… je vous en prie, docteur Babineau. » Elle ne sait pas comment il sait mais ça n’a pas d’importance. Le fait est qu’il sait. « Je ne le referai plus jamais. Je vous en prie. Je vous en prie. »
Dr Babineau ne se fatigue pas à répondre.
15
Selma Valdez, l’une des quatre infirmières de garde de quinze heures à vingt-trois heures dans le Bocal, frappe un coup de pure forme à la porte de la 217 — de pure forme car les résidents ne répondent jamais — et entre. Brady est assis dans son fauteuil près de la fenêtre, le regard plongé dehors dans le noir. Sa lampe de chevet est allumée, faisant ressortir les reflets dorés de ses cheveux. Il porte toujours le badge indiquant J’AI ÉTÉ RASÉ PAR L’INFIRMIÈRE BARBARA !
Elle ouvre la bouche pour lui demander s’il veut de l’aide pour le coucher (il est incapable de déboutonner sa chemise et son pantalon, mais arrive à s’en extirper mollement une fois qu’on l’a fait pour lui), puis elle réfléchit et s’interrompt. Le Dr Babineau a ajouté une note à la fiche médicale de Hartsfield, une note écrite à l’encre rouge impérieuse : « Ne pas déranger le patient lorsqu’il se trouve en état de semi-conscience. Durant ces intermèdes, son cerveau peut, de fait, procéder à des “mises à jour” par incréments, faibles mais appréciables. Le laisser et revenir vérifier à intervalles de trente minutes. Ne pas ignorer cette directive. »
Selma ne croit pas un foutu mot de cette histoire de mises à jour, Hartsfield est juste parti au pays des légumes, mais Babineau l’effraie un peu, comme il effraie tous les infirmiers du Bocal, et elle sait qu’il a la manie de se pointer à n’importe quelle heure, même au petit jour ; pour l’instant, il est tout juste vingt heures.
La dernière fois qu’elle est passée le voir, Hartsfield avait réussi à se lever et à parcourir les trois pas qui le séparent de la table de nuit où sa petite tablette est rangée. Il n’a pas la dextérité manuelle nécessaire pour jouer aux jeux vidéo préinstallés dessus mais il peut l’allumer. Il aime bien l’avoir sur ses genoux et regarder les écrans de démo. Il peut parfois passer une heure ou deux penché dessus comme un homme révisant pour un examen important. Sa démo préférée est celle du Fishin’ Hole[14], et c’est celle-là qu’il regarde en ce moment. Un petit air sort de la console, une chanson qu’elle se rappelle de son enfance : À la mer, à la mer, près de la magnifique mer[15]… Elle s’approche, s’apprête à dire Tu l’aimes vraiment ce jeu, hein, puis se souvient de la dernière injonction du Dr Babineau — Ne pas ignorer cette directive — et se penche plutôt sur l’écran de treize centimètres par huit. Elle comprend pourquoi il l’aime tant : il y a quelque chose de magnifique et de fascinant dans la façon dont les poissons exotiques apparaissent, s’arrêtent, puis filent d’un coup de queue. Il y en a des rouges… des bleus… des jaunes… oh, et il y a le joli rose…
15
Chanson de la comédie musicale