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« Arrêtez de regarder. »

La voix de Brady grince comme les gonds d’une porte rarement ouverte, et bien qu’il marque une sensible pause entre chaque mot, il articule parfaitement. Rien à voir avec sa purée de syllabes habituelle. Selma sursaute comme s’il venait de lui taper sur les fesses et pas juste de lui parler. Sur l’écran du Zappit apparaît un flash de lumière bleue qui oblitère momentanément les poissons, et puis ils réapparaissent aussitôt. Selma jette un coup d’œil à la montre épinglée à l’envers sur sa blouse et constate qu’il est maintenant vingt heures vingt. Bon sang, est-elle vraiment restée plantée là pendant vingt minutes ?

« Partez. »

Brady a toujours les yeux baissés sur l’écran où les poissons font des allers-retours et des allers-retours. Selma parvient à détourner les siens, mais au prix d’un effort.

« Revenez plus tard. » Pause. « Quand j’aurai fini. » Pause. « De regarder. »

Selma obéit et, de retour dans le couloir, elle se sent à nouveau elle-même. Il lui a parlé, la belle affaire. Et après, s’il aime regarder la démo du jeu Fishin’ Hole comme certains gars aiment regarder les filles en bikini jouer au volley-ball ? La belle affaire aussi. La vraie question c’est pourquoi on laisse les gosses avoir ces trucs-là ? Ces écrans ne peuvent pas être bons pour leurs cerveaux immatures. D’un autre côté, les gosses jouent tout le temps à des jeux vidéo, donc peut-être qu’ils sont immunisés. En attendant, elle a plein de choses à faire. Que Hartsfield reste assis dans son fauteuil à regarder son machin tant qu’il veut.

Après tout, il ne fait de mal à personne.

16

Felix Babineau se plie en deux avec raideur, comme un androïde dans un vieux film de science-fiction. Il plonge ses mains dans sa mallette et en sort un gadget plat et rose qui ressemble à une liseuse électronique. L’écran est gris et vide.

« Il y a un nombre là-dedans que je voudrais que vous trouviez, dit-il. Un nombre à neuf chiffres. Si vous arrivez à trouver ce nombre, infirmière Scapelli, l’incident d’aujourd’hui restera entre nous. »

La première chose qui vient à l’esprit de Ruth Scapelli c’est Mais vous êtes fou, mais bien sûr elle ne peut pas dire une chose pareille, pas quand il a sa vie entre ses mains.

« Comment je fais ? Je connais rien à ces gadgets électroniques ! J’arrive à peine à me servir de mon téléphone !

— Balivernes. En tant qu’infirmière de bloc, vous étiez très demandée. En raison de votre dextérité. »

C’est vrai, mais ça fait dix ans qu’elle n’a pas travaillé aux blocs opératoires de Kiner, à tendre des ciseaux, des écarteurs et des éponges. On lui avait proposé une formation de six semaines en microchirurgie — l’hôpital aurait payé soixante-dix pour cent de la formation —, mais ça ne l’avait pas intéressée. C’était du moins ce qu’elle avait prétendu ; à vrai dire, elle avait eu peur d’échouer. Mais il a raison, dans sa jeunesse, elle était rapide.

Babineau pousse un bouton en haut du gadget. Elle tend le cou pour voir. Le truc s’allume et les mots BIENVENUE SUR ZAPPIT ! apparaissent. Suivis d’un écran présentant toutes sortes d’icônes. Des jeux, présume-t-elle. Il fait défiler deux fois l’écran du bout du doigt puis lui dit de venir se placer à côté de lui. Quand il voit qu’elle hésite, il lui sourit. Peut-être que ce sourire est censé être agréable et engageant, mais il la terrifie. Parce qu’il n’y a rien dans ses yeux, absolument aucune expression humaine.

« Approchez, infirmière. Je ne vais pas vous mordre. »

Non, bien sûr que non. Mais s’il le faisait ?

Néanmoins, elle se rapproche de manière à voir l’écran où des poissons exotiques nagent de droite à gauche et de gauche à droite. Quand ils remuent la queue, des bulles remontent à la surface. Une petite musique vaguement familière tinte.

« Vous voyez ce jeu ? Ça s’appelle Fishin’ Hole.

— Ou-oui. »

Pensant Il est fou. Il a dû faire une sorte de dépression nerveuse à cause du surmenage.

« Si vous touchez le bas de l’écran, le jeu se lancera et la musique changera, mais ce n’est pas ce que je vous demande de faire. Contentez-vous de la démo. Cherchez les poissons roses. Ils ne passent pas souvent et ils sont rapides, il faut être très vigilant. Ne quittez jamais l’écran des yeux.

— Docteur Babineau, vous allez bien ? »

C’est bien sa voix, mais elle semble venir de très loin. Il ne répond pas, continue juste de regarder l’écran. Scapelli aussi regarde. Ces poissons sont intéressants. Et cette petite musique… c’est un peu hypnotique. Un flash de lumière bleue embrase l’écran. Elle cligne des yeux, et les poissons réapparaissent. Nageant d’un côté à l’autre. Donnant de petits coups de queue et lâchant des borborygmes et des bulles d’air qui remontent.

« Dès que vous voyez un poisson rose, appuyez dessus, un chiffre apparaîtra. Neuf poissons roses, neuf chiffres. Alors vous aurez terminé et tout sera oublié. Vous avez compris ? »

Elle a envie de lui demander si elle est censée écrire les chiffres ou juste les mémoriser, mais ça lui semble trop difficile, alors elle dit juste oui.

« Bien. » Il lui tend le gadget. « Neuf poissons, neuf chiffres. Mais rappelez-vous, seulement les poissons roses. »

Scapelli scrute l’écran où les poissons se promènent : rouges et verts, verts et bleus, bleus et jaunes. Ils arrivent du côté gauche du petit écran rectangulaire, puis ressortent du côté droit. Ils arrivent du côté droit de l’écran, puis ressortent du côté gauche.

Gauche, droite.

Droite, gauche.

Certains en haut de l’écran, d’autres en bas de l’écran.

Mais où sont les poissons roses ? Il faut qu’elle trouve les roses et quand elle en aura attrapé neuf, toute cette histoire sera oubliée.

Du coin de l’œil, elle voit Babineau rabaisser les fermoirs de sa mallette. Il l’emporte et quitte la pièce. Il s’en va. Ça ne fait rien. Il faut qu’elle attrape les poissons roses, et alors toute cette histoire sera oubliée. Un éclair de lumière bleue sur l’écran puis les poissons réapparaissent. Ils nagent de gauche à droite et de droite à gauche. La musique tinte : À la mer, à la mer, près de la magnifique mer, toi et moi, toi et moi, oh comme nous serons heureux.

Un rose ! Elle appuie dessus ! Le chiffre 5 apparaît ! Plus que huit !

Elle attrape un deuxième poisson rose alors que la porte d’entrée se referme doucement, et un troisième alors que dehors, la voiture du Dr Babineau démarre. Elle est debout au milieu de son salon, les lèvres entrouvertes comme pour recevoir un baiser, fixant l’écran des yeux. Des couleurs changent et ondoient sur ses joues et son front. Ses yeux sont grands ouverts et ne cillent pas. Un quatrième poisson rose arrive, nageant lentement cette fois-ci, comme pour l’inviter à poser son doigt dessus, mais elle reste immobile.