Elle s’arrête enfin, tremblante. Ses larmes sont déjà en train de geler sur ses joues. Il lui relève le menton pour qu’elle le regarde, conscient qu’elle s’écarterait si quelqu’un d’autre que lui essayait de la toucher de cette manière — oui, même Jerome Robinson, et pourtant elle adore Jerome, probablement depuis le jour où ils ont découvert ensemble le logiciel fantôme que Brady avait installé sur l’ordinateur d’Olivia Trelawney, celui qui l’avait poussée à bout et entraînée à commettre son propre suicide par overdose.
« Holly, on n’en a pas fini avec cette affaire. En fait, je crois qu’on commence à peine. »
Elle le regarde droit dans les yeux, encore une chose qu’elle ne ferait avec personne d’autre.
« Qu’est-ce que tu veux dire ?
— Il y a du nouveau, quelque chose que je ne voulais pas dire à Pete et Izzy. Et je ne sais foutrement pas quoi en penser. J’ai pas le temps de t’en parler maintenant, mais quand je reviendrai de chez le docteur, je te dirai tout.
— Bon, d’accord. Allez, file maintenant. Et même si je ne crois pas en Dieu, je ferai une prière pour tes résultats. Parce qu’une petite prière ne peut pas faire de mal, pas vrai ?
— Non. »
Hodges la serre dans ses bras — pas trop longtemps, pas avec Holly — et retourne vers sa voiture, repensant à ce qu’elle a dit la veille, à propos de Brady architecte du suicide. Une jolie tournure de phrase de la part d’une femme qui écrit de la poésie pendant son temps libre (pas que Hodges ait déjà lu un de ses poèmes, ou en lira un jour), mais ça ferait sûrement ricaner Brady qui trouverait que c’est carrément le sous-estimer. Non, Brady se considérerait comme un prince du suicide.
Hodges monte dans la Prius que Holly a insisté pour qu’il s’achète et part pour le cabinet du Dr Stamos. Il fait sa petite prière à lui : par pitié juste un ulcère. Même un ulcère perforé qui nécessite qu’on opère pour recoudre.
Juste un ulcère.
S’il vous plaît, rien de pire qu’un ulcère.
21
Aujourd’hui, il n’a pas à poireauter dans la salle d’attente. Bien qu’il ait cinq minutes d’avance et que la salle soit aussi pleine que lundi, Marlee, la réceptionniste pom-pom girl, le fait passer avant même qu’il ait le temps de s’asseoir.
Belinda Jensen, l’infirmière du Dr Stamos, l’accueille d’ordinaire avec sourire et bonne humeur lors de son bilan de santé annuel, mais elle ne sourit pas ce matin, et alors que Hodges monte sur la balance, il se rappelle que cette année il est légèrement en retard pour son bilan. De quatre mois. Plutôt cinq à vrai dire.
L’aiguille de la balance à l’ancienne indique 75. Quand il a pris sa retraite en 2009, il pesait 105 kilos à l’examen de sortie obligatoire. Belinda lui prend la tension, plante quelque chose dans son oreille pour relever sa température, puis le conduit directement au bureau du Dr Stamos au bout du couloir. Elle frappe un coup et, dès que le Dr Stamos dit « Entrez », elle abandonne Hodges à la porte. D’ordinaire volubile, avec plein d’histoires à raconter sur ses gosses frondeurs et son mari râleur, aujourd’hui, elle n’a pratiquement pas dit un mot.
Pas bon signe, se dit Hodges, mais peut-être que c’est pas si grave que ça. S’il te plaît, mon Dieu, pas trop grave. Dix ans de plus à vivre, ce ne serait pas trop Te demander, si ? Et si dix c’est pas possible, que dirais-Tu de cinq ?
Wendell Stamos est un homme de cinquante ans et des poussières, au crâne de plus en plus dégarni et à la carrure de sportif pro — épaules larges et taille étroite —, resté en forme après s’être retiré de la compétition. Il regarde Hodges gravement et l’invite à s’asseoir. Hodges s’assoit.
« C’est grave ?
— Oui, répond le Dr Stamos qui se dépêche d’ajouter : Mais pas irrémédiable.
— Ne tournez pas autour du pot, dites-moi.
— C’est un cancer du pancréas, et je crains que nous ne l’ayons diagnostiqué… disons… un peu tardivement. Le foie est touché. »
Hodges doit lutter contre une violente et déroutante envie de rigoler. Non, plus que rigoler, rejeter la tête en arrière et yodler comme le putain de grand-père de Heidi. Il pense que c’est le Dr Stamos quand il a dit grave mais pas irrémédiable. Ça lui rappelle une vieille blague. Un médecin dit à son patient, J’ai une bonne et une mauvaise nouvelle, laquelle vous voulez en premier ? La mauvaise, dit le patient. Eh bien, dit le docteur, vous avez une tumeur inopérable au cerveau. Le patient fond en larmes et demande à son docteur quel genre de bonne nouvelle il peut bien avoir à lui annoncer après ça. Souriant, le docteur se penche pour le mettre dans la confidence et dit : Je me tape ma secrétaire et c’est une bombe !
« Il faut impérativement que vous alliez voir un gastro-entérologue. Je veux dire aujourd’hui. Le meilleur que je puisse vous recommander dans la région est Henry Yip, à Kiner. Il vous dirigera vers un bon oncologue. Je pense que ce dernier voudra vous faire commencer la chimiothérapie et les rayons. Ça peut être difficile pour le patient, débilitant, mais bien moins que ça ne l’était il y a ne serait-ce que cinq ans…
— Arrêtez », dit Hodges.
L’envie de rire lui est passée, Dieu merci.
Stamos s’arrête, le regardant dans un rayon de soleil éclatant de janvier. Hodges se dit, Sauf miracle, c’est le dernier mois de janvier que je passe de ma vie. Waouh.
« Quelles sont mes chances ? Soyez franc. J’ai un truc important sur le feu en ce moment, et ça pourrait être un truc vraiment gros, alors j’ai besoin de savoir. »
Stamos soupire.
« Très faibles, j’en ai peur. Le cancer du pancréas est incroyablement sournois.
— Combien de temps ?
— Avec le traitement ? Peut-être un an. Même deux. Et une rémission n’est pas totalement imp…
— J’ai besoin d’y réfléchir, dit Hodges.
— J’entends souvent ça lorsque j’ai la lourde tâche d’annoncer ce genre de diagnostic, et je dis toujours à mes patients ce que je m’apprête à vous dire, Bill. Si vous étiez en haut d’un immeuble en feu et qu’un hélicoptère apparaissait et lâchait une échelle de corde, diriez-vous J’ai besoin d’y réfléchir, avant de grimper ? »
Hodges retourne ça dans sa tête et son envie de rigoler revient. Il arrive à la réprimer mais se fend d’un sourire. Un grand et beau sourire.
« Ça se pourrait, dit-il. Si l’hélicoptère en question n’avait plus que deux gallons d’essence dans le réservoir. »
22
À l’âge de vingt-trois ans, avant qu’elle ne commence à forger la carapace dans laquelle elle s’était enfermée plus tard, Ruth Scapelli avait eu une liaison courte et chaotique avec un propriétaire de bowling pas tout à fait honnête. Elle était tombée enceinte et avait donné naissance à une fille qu’elle avait prénommée Cynthia. C’était à Davenport, dans l’Iowa, sa ville natale, où elle faisait ses études d’infirmière à l’université Kaplan. Elle avait été sidérée de se retrouver mère, et encore plus sidérée que le père de Cynthia soit un quadragénaire mou du ventre avec AIMER POUR VIVRE ET VIVRE POUR AIMER tatoué sur un bras velu. S’il l’avait demandée en mariage (il ne l’avait pas fait), elle aurait refusé avec un frisson de dégoût intérieur. Sa tante Wanda l’avait aidée à élever l’enfant.