Il était encore en vie sept heures plus tard lorsque le Dr Annu Singh, habilement assisté du Dr Felix Babineau, procéda à une craniectomie pour évacuer l’important caillot de sang qui compressait le cerveau de Brady, asphyxiant des cellules divinement spécialisées par millions et aggravant la situation minute après minute. Quand l’opération prit fin, Babineau se tourna vers Singh et lui tendit une main gantée mouchetée de sang.
« C’était spectaculaire », dit-il.
Singh serra la main de Babineau, mais accompagna son geste d’un sourire dédaigneux.
« De la routine, dit-il. J’en ai pratiqué des milliers. Enfin… quelques centaines. Ce qui est spectaculaire, c’est la constitution de ce patient. Je n’arrive pas à croire qu’il ait survécu à l’opération. L’état de son pauvre cerveau… » Singh secoua la tête. « Aïe, aïe, aïe.
— Vous savez ce qu’il s’apprêtait à faire, je suppose ?
— Oui, on m’a informé. Terrorisme à grande échelle. Il vivra peut-être un temps, mais il ne sera jamais jugé pour son crime, et ce ne sera pas une grande perte pour le monde quand il partira. »
C’est avec cette pensée à l’esprit que le Dr Babineau commença à administrer à Brady — pas loin de l’état de mort cérébrale — un médicament expérimental qu’il baptisa Cerebellin (quoique seulement dans sa tête ; techniquement, c’était juste un numéro à six chiffres), et ce en plus des protocoles établis d’oxygénation accrue, de diurétiques, anti-convulsifs et stéroïdes. Le médicament expérimental 649558 s’était révélé prometteur sur les animaux, mais en vertu d’une jungle de réglementations bureaucratiques, l’expérimentation sur les êtres humains ne serait pas tentée avant des années. Il avait été développé par un laboratoire de neurologie bolivien, ce qui n’arrangeait rien à l’affaire. Lorsque les essais cliniques sur les humains seraient enfin autorisés (s’ils l’étaient un jour), Babineau, pour peu que sa femme ait gain de cause, vivrait dans un lotissement sécurisé de Floride. À s’y ennuyer à mourir.
Voilà qui était pour lui l’occasion rêvée d’obtenir des résultats tant qu’il était encore activement impliqué dans la recherche en neurologie. Et s’il en obtenait, il n’était pas impossible d’imaginer un prix Nobel de médecine quelque part à l’arrivée. Il n’y avait aucun risque tant qu’il gardait ses résultats pour lui jusqu’à ce que les essais cliniques soient permis. De toute façon, Hartsfield était un meurtrier dégénéré qui ne se réveillerait jamais. Et si par miracle il se réveillait, sa conscience serait au mieux aussi brumeuse que celle des patients à un stade avancé de la maladie d’Alzheimer. Et même ça serait une avancée stupéfiante.
Vous aidez peut-être quelqu’un au bout de la ligne, monsieur Hartsfield, disait-il à son patient comateux. Une cuillerée de bien au lieu d’une pelletée de mal. Et si vous deviez subir des effets secondaires néfastes ? Genre électroencéphalogramme définitivement plat (pas que vous en soyez bien loin), ou même mourir, au lieu de manifester un tant soit peu d’amélioration de vos fonctions cérébrales ?
Pas une grande perte. Ni pour vous, ni pour votre famille, étant donné que vous n’en avez pas.
Et certainement pas pour le monde ; le monde serait ravi de vous voir partir.
Babineau ouvrit un dossier intitulé HARTSFIELD ESSAIS CEREBELLIN sur son ordinateur. En tout, il y avait neuf essais s’étendant sur une période de quatorze mois entre 2010 et 2011. Babineau n’avait constaté aucun changement. Il aurait aussi bien pu donner de l’eau distillée à son cobaye humain.
Il abandonna.
Le cobaye humain en question passa quinze mois dans le noir : un esprit à l’état embryonnaire qui, au cours du seizième mois, se souvint de son nom. Il s’appelait Brady Wilson Hartsfield. Il n’y eut rien d’autre, au début. Pas de passé, pas de présent, pas de lui en dehors des six syllabes de son nom. Et puis, peu avant qu’il n’abandonne et se laisse repartir à la dérive, un autre mot refit surface. C’était le mot contrôle. Ce mot avait eu de l’importance, à une époque, mais il n’arrivait pas à se rappeler laquelle.
Dans sa chambre d’hôpital, où il était allongé dans son lit, ses lèvres hydratées à la glycérine remuèrent et prononcèrent ce mot tout haut. Il était seul ; c’était encore trois semaines avant qu’une infirmière le voie ouvrir les yeux et réclamer sa mère.
« Con… trôle. »
Et les lumières s’allumèrent. Exactement comme dans sa salle d’ordinateurs à la Star Trek quand il les activait par commande vocale du haut de l’escalier du sous-sol.
C’était là qu’il se trouvait : dans son sous-sol de Helm Street, inchangé depuis le jour où il l’avait quitté pour la dernière fois. Il y avait un autre mot qui démarrait une autre fonction, et maintenant qu’il était là, il s’en souvint également. Parce que c’était un bon mot.
« Chaos ! »
Dans son esprit, il le clama tel Moïse sur le mont Sinaï. Dans son lit d’hôpital, ce fut un coassement chuchoté. Mais ça fonctionna, car sa rangée d’ordinateurs portables se réveilla. Sur chacun des écrans apparurent les nombres 20… puis 19… puis 18…
Qu’est-ce que c’est que ça ? Pour l’amour du ciel, qu’est-ce que c’est ?
Durant un instant de panique, il ne put se souvenir. Tout ce qu’il savait, c’est que si le compte à rebours qu’il voyait défiler sur les sept écrans atteignait zéro, les ordinateurs planteraient. Il perdrait leur contenu, cette salle, et le mince filet de conscience qu’il avait réussi à retrouver. Il serait enterré vivant dans les ténèbres de sa propre têt…
C’était ça le mot ! Le mot exact !
« Ténèbres ! »
Il le cria de toutes ses forces… du moins intérieurement. Au-dehors, c’était ce même coassement murmuré par des cordes vocales restées trop longtemps inutilisées. Son pouls, sa respiration, sa tension, tout avait commencé à s’accélérer. L’infirmière-chef Becky Helmington ne tarderait pas à s’en apercevoir et venir vérifier, se dépêchant mais sans courir tout à fait.
Dans l’atelier de Brady, le compte à rebours s’arrêta à 14 et une photo s’ouvrit sur chaque écran. Il fut un temps où ces ordinateurs (maintenant stockés dans la salle des pièces à conviction caverneuse d’un commissariat de police et étiquetés de A à G) démarraient en affichant des photos d’un film intitulé La Horde sauvage. Là, cependant, c’était des photos de sa vie que Brady voyait.
Sur l’écran 1, il y avait son frère Frankie, qui s’était étranglé avec un morceau de pomme et avait lui aussi souffert de lésions cérébrales, et qui plus tard était tombé dans l’escalier du sous-sol (aidé du pied de son grand frère).
Sur l’écran 2, il y avait Deborah elle-même. Elle était vêtue d’une robe moulante blanche dont Brady se souvint aussitôt. Elle m’appelait mon lapin, pensa-t-il, et quand elle m’embrassait, sa bouche était toujours un peu humide et ça me filait la trique. Quand j’étais petit, elle appelait ça le bâton. Des fois, quand je prenais le bain, elle me le frottait avec un gant de toilette mouillé et chaud et me demandait si c’était bon.
Sur l’écran 3, il y avait Truc 1 et Truc 2, des inventions qui avaient véritablement marché.
Sur l’écran 4, il y avait la grosse Mercedes grise de Mme Trelawney, capot enfoncé et calandre dégoulinante de sang.
Sur l’écran 5, il y avait un fauteuil roulant. Pendant un instant, la pertinence de cette image lui échappa, et puis ça fit tilt. C’était comme ça qu’il était entré dans l’Auditorium Mingo le soir du concert des ’Round Here. Personne ne soupçonnait un pauvre handicapé en fauteuil roulant.