— M’en parle pas. Je sais pas s’il a jamais vraiment couché avec elle…
— Beurk !
— … mais je pense qu’il devait en avoir envie, et on sait qu’à tout le moins elle entretenait ses fantasmes. Bref, j’ai pris la photo et j’ai commencé à dire du mal de sa mère, j’essayais de l’énerver, de le faire réagir. Parce qu’il est là, Holly, je veux dire bien présent. Il reste le cul posé sur son fauteuil mais à l’intérieur, c’est la même guêpe humaine qui a assassiné ces gens au City Center et essayé d’en tuer beaucoup plus à l’Auditorium Mingo.
— Et il se servait du Parapluie Bleu de Debbie pour discuter avec toi, ne l’oublie pas.
— Après la nuit dernière, je risque pas.
— Termine ton histoire.
— Pendant à peine une seconde, il a cessé de regarder par la fenêtre. Ses yeux… ils ont roulé dans leurs orbites et il m’a regardé, moi. Tous les poils de ma nuque se sont dressés au garde-à-vous et il y avait comme… je sais pas… de l’électricité dans l’air. » Hodges se force à raconter la suite. C’est comme pousser un énorme rocher en haut d’une montagne. « J’ai arrêté de vraiment sales types quand j’étais chez les flics, des criminels de la pire espèce — il y a eu une mère qui a tué son garçon de trois ans pour toucher l’assurance qui valait pas un kopeck —, mais je n’ai jamais senti la présence du mal chez eux une fois qu’ils se faisaient prendre. C’est comme si le mal était une espèce de vautour qui s’envole dès que ces bourriques se retrouvent derrière les barreaux. Mais je l’ai senti ce jour-là, Holly. Vraiment. Je l’ai senti chez Brady Hartsfield.
— Je te crois, dit-elle d’une voix à peine plus haute qu’un murmure.
— Et il avait un Zappit. C’est le lien que j’essayais d’établir. Si c’est un lien et pas simplement une coïncidence. Il y avait un type, je connais pas son nom, tout le monde l’appelait Bibli Al, qui faisait le tour de l’hôpital en distribuant des Zappit, des Kindle et des livres de poche aux patients. Je sais pas si Al était agent hospitalier ou bénévole. Qui sait, peut-être que c’était juste un des concierges, qui aidait gentiment pendant son temps libre. Je pense que la seule raison pour laquelle j’ai pas fait tout de suite le rapprochement, c’est parce que le Zappit qu’on a trouvé chez Mme Ellerton était rose. Celui de Brady était bleu.
— Comment ce qui est arrivé à Janice Ellerton et sa fille peut-il avoir un rapport avec Brady ? À moins que… est-ce que des phénomènes télékinésiques ont été signalés en dehors de sa chambre ? Y a t-il eu des rumeurs là-dessus ?
— Non, mais à peu près au moment où l’affaire Saubers s’est terminée, une infirmière s’est suicidée à la clinique des traumas. Elle s’est tailladé les poignets, dans les toilettes au bout du couloir où se trouve la chambre de Hartsfield. Elle s’appelait Sadie MacDonald.
— Est-ce que tu penses que… »
Elle tripote à nouveau son burger, découpant de petits bouts de laitue et les laissant retomber dans son assiette. Attendant qu’il réponde.
« Termine ta phrase, Holly. Je vais pas le faire pour toi.
— Tu penses que d’une manière ou d’une autre, Brady l’aurait poussée à se suicider ? Je ne vois pas comment c’est possible.
— Moi non plus, mais on sait que Brady a une fascination pour le suicide.
— Cette Sadie McDonald… est-ce que par hasard elle avait un de ces Zappit ?
— Dieu seul le sait.
— Comment… comment s’est-elle… »
Cette fois il l’aide.
« Avec un scalpel qu’elle avait chipé dans une salle d’opération. Je le tiens de l’assistante du légiste. Je lui ai glissé un bon d’achat pour DeMasio’s, le resto italien. »
Holly continue à faire des confettis de salade. Dans son assiette, ça commence à ressembler à une fête d’anniversaire de lutin. Ça rend Hodges un peu dingue, mais il la laisse faire. Elle se prépare à dire quelque chose. Et finit par le dire.
« Tu vas aller voir Hartsfield.
— Ouaip.
— Tu penses vraiment que tu pourras en tirer quelque chose ? C’est pas faute d’avoir essayé.
— J’en sais un peu plus à présent. »
Mais que sait-il vraiment au juste ? Il n’est même pas sûr de ce qu’il soupçonne. Peut-être que Hartsfield n’est pas une guêpe humaine, après tout. Peut-être que c’est une araignée et que la Chambre 217 du Bocal est le centre de sa toile, qu’il continue de tisser.
Ou peut-être que ce ne sont que des coïncidences. Peut-être que le cancer est déjà en train d’attaquer mon cerveau et de disséminer tout un tas d’idées paranoïaques.
C’est ce que penserait Pete. Et sa coéquipière — difficile de l’appeler autrement que Miss Jolis Yeux Gris maintenant que Holly lui a mis ça dans la tête — ne se gênerait pas pour le dire tout haut.
Hodges se lève.
« C’est maintenant ou jamais. »
Elle lâche son burger sur le tas de laitue déchiquetée pour pouvoir l’attraper par le bras.
« Sois prudent.
— Promis.
— Surveille tes pensées. Je sais que ça a l’air dingue dit comme ça, mais je suis dingue, du moins ça peut m’arriver, alors je dis ce que je veux. Si jamais tu songes à… eh bien, te faire du mal… appelle-moi. Appelle-moi immédiatement.
— OK. »
Elle croise les bras et s’attrape les épaules — ce vieux tic nerveux qu’il voit moins souvent à présent.
« J’aimerais que Jerome soit là. »
Jerome est en Arizona ; il a décidé d’interrompre ses études le temps d’un semestre pour construire des maisons avec Habitat for Humanity. Un jour que Hodges avait utilisé l’expression étoffer son CV en référence au bénévolat de Jerome, Holly s’était fâchée et lui avait dit que Jerome faisait ça parce que c’était quelqu’un de bien. Sur ce point, Hodges ne peut qu’être d’accord — Jerome est réellement quelqu’un de bien.
« T’inquiète. Ça va bien se passer. Et c’est probablement rien. On est comme des gosses qui croient que la maison vide au coin de la rue est hantée. Si on en parlait à Pete, il nous ferait interner tous les deux. »
Holly, qui s’est déjà fait interner (deux fois), croit vraiment que certaines maisons vides peuvent être hantées. Elle ôte une petite main dépourvue de bagues d’une épaule juste le temps de lui reprendre le bras, par la manche de son manteau cette fois.
« Appelle-moi quand tu es là-bas, et appelle-moi quand tu pars. Oublie pas sinon je vais m’inquiéter et je pourrai pas t’appeler parce que…
— Les portables ne sont pas autorisés dans le Bocal, oui, je sais. Je le ferai, Holly. En attendant, j’aimerais que tu fasses deux petites choses pour moi. » Il voit sa main se tendre vers un carnet et secoue la tête. « Non, pas besoin de noter. C’est facile. Premièrement, va sur eBay ou n’importe quel autre site où tu peux acheter des produits que l’on ne vend plus au détail et commande un Zappit Commander. Tu peux faire ça ?
— Sans problème. Et l’autre truc ?
— Sunrise Solutions a racheté Zappit puis a fait faillite. En cas de faillite, il y a toujours un fiduciaire. C’est lui qui engage avocats, comptables et liquidateurs pour aider à soutirer jusqu’au dernier centime à la compagnie. Obtiens un nom et j’appellerai aujourd’hui ou demain. Je veux savoir ce qui est arrivé à tous ces Zappit invendus, parce que quelqu’un en a donné un à Janice Ellerton bien après que les deux compagnies ont déposé le bilan. »