5
Hodges est à peine installé au fond du bus numéro 5 que le bruit de verre brisé retentit dans la poche de son manteau, suivi du cri de joie des garçons annonçant le Home Run qui vient de fracasser la fenêtre du salon de Mme O’Leary. Un homme d’affaires en costard-cravate abaisse son Wall Street Journal et regarde Hodges d’un air réprobateur.
« Pardon, désolé, dit Hodges. Faut que je change la sonnerie.
— Vous devriez en faire une priorité », dit l’homme d’affaires, puis il replonge derrière son journal.
C’est un message de son ancien coéquipier. Encore. Avec une forte impression de déjà-vu*, Hodges l’appelle.
« Pete, dit-il, c’est quoi tous ces textos ? C’est pas comme si tu m’avais pas enregistré dans tes numéros d’urgence.
— Je me suis dit que Holly avait dû configurer ton téléphone et te mettre une sonnerie débile, dit Pete. C’est le genre de truc qu’elle trouverait hilarant. Et puis je me suis dit que le volume serait à fond, espèce de gros sourdingue.
— C’est la sonnerie des textos qui est réglée à fond, dit Hodges. Quand je reçois un appel, mon téléphone se paye juste un mini-orgasme contre ma cuisse.
— Alors change-la. »
Quelques heures plus tôt il apprenait qu’il n’a plus que quelques mois à vivre. Et maintenant il est en train de discuter du volume de son téléphone.
« Absolument. Maintenant dis-moi ce qui t’amène.
— On a un gars de la police scientifique qui s’est rué sur ce gadget comme une mouche sur une merde. Il a adoré, comme quoi c’était rétro. T’imagines ? Ce truc doit avoir seulement cinq ans et il est déjà rétro.
— Le monde va vite.
— Il accélère, même. Bref, le Zappit est mort. Quand notre gars a voulu changer la batterie, l’écran a envoyé une demi-douzaine de flashs bleus et il s’est éteint.
– À quoi c’est dû ?
— Techniquement, il a pu choper un virus. Il est censé y avoir la Wifi dessus et c’est surtout sur Internet que ces saloperies se téléchargent. Mais selon lui, c’est plutôt une puce défectueuse ou un circuit cramé. Le fait est que c’est une fausse piste. Ellerton n’a pas pu se servir de ce truc.
— Alors pourquoi elle gardait le chargeur branché juste là, dans la salle de bains de sa fille ? »
Pete est réduit un instant au silence. Puis il dit :
« OK, alors peut-être qu’il a marché un moment et puis que la puce a grillé. Ou un truc du genre. »
Il marchait très bien, pense Hodges. Elle jouait au solitaire à la table de la cuisine. À des tas de solitaires différents comme Klondike, Pyramid et Picture. Ce que tu saurais, mon très cher Pete, si tu avais parlé à Nancy Alderson. Mais ça doit être encore sur ta liste des cent choses à faire avant de mourir.
« OK, dit Hodges. Merci pour l’info.
— Ce sera la dernière info, Kermit. J’ai une coéquipière avec qui j’ai fait du plutôt bon boulot depuis que t’es parti, et j’aimerais qu’elle soit là à ma fête de départ et pas assise à son bureau à faire la tronche en pensant que je t’aurais préféré jusqu’à la fin. »
Hodges pourrait continuer sur ce terrain-là mais l’hôpital n’est plus qu’à deux arrêts. Et puis, réalise-t-il, il veut se dissocier de Pete et Izzy sur ce coup-là et la jouer à sa façon. Pete est un traînard et Izzy est une rameuse. Lui a envie de courir, cancer du pancréas ou pas.
« Je comprends, dit-il. Merci encore.
— Affaire classée ?
— Finito. »
Son regard se perd en haut à gauche.
6
À dix-neuf rues de l’endroit où Hodges est en train de remettre son téléphone dans sa poche, il y a un autre monde. Un monde pas très chouette. La sœur de Jerome Robinson s’y trouve et elle a des problèmes.
Jolie et réservée dans son uniforme scolaire de Chapel Ridge (manteau en laine gris, jupe grise, chaussettes montantes blanches, écharpe rouge autour du cou), Barbara marche dans Martin Luther King Avenue avec un Zappit Commander jaune entre ses mains gantées. Les poissons du Fishin’ Hole fusent et nagent sur l’écran, bien qu’ils soient à peine visibles dans la lumière froide et étincelante de la mi-journée.
MLK est l’une des deux artères principales dans cette partie de la ville connue sous le nom de Lowtown, et bien que la population soit majoritairement noire et que Barbara soit noire elle aussi (disons café au lait), elle n’est jamais venue ici avant, et cette simple idée la fait se sentir stupide et inutile. Ces gens sont de son peuple ; pour ce qu’elle en sait, leurs ancêtres communs vivaient peut-être sur la même plantation dans le temps, halant les chalands, soulevant les balles[21], et pourtant, elle n’a jamais mis une seule fois les pieds ici. Ses parents l’ont mise en garde, et son frère aussi.
« À Lowtown, ils boivent la bière et ensuite ils mangent la bouteille, lui a dit Jerome une fois. C’est pas un endroit pour une fille comme toi. »
Une fille comme moi, se dit-elle. Une gentille petite-bourgeoise comme moi, qui va dans un joli lycée privé, qui a de gentilles copines blanches, plein de jolies fringues bien chics et de l’argent de poche. Ha, j’ai même une carte bancaire ! Je peux retirer soixante dollars à n’importe quel distributeur quand je veux ! La classe, putain !
Elle marche comme dans un rêve, et c’est un peu comme un rêve ; tout est si étrange, alors qu’elle n’est qu’à trois kilomètres de la maison, une maison cosy de style Cape Cod avec un double garage attenant, emprunt intégralement remboursé. Elle passe devant des boutiques d’encaissement de chèques et de prêteurs sur gages remplies de guitares, de radios et de rasoirs coupe-choux luisants à manche de nacre. Elle passe devant des bars qui sentent la bière même avec les portes fermées contre le froid de janvier. Elle passe devant des gargotes qui sentent la graisse. Certaines vendent de la pizza à la portion, certaines vendent du chinois. Il y a une pancarte dans une vitrine qui dit BEIGNETS DE MAÏS ET GOMBOS COMME CHEZ MAMAN.
Pas ma maman, pense Barbara. Je sais même pas ce que c’est des gombos. Des légumes ? Du poisson ?
Des garçons en short long et pantalon baggy traînent aux coins des rues — à tous les coins de rue, on dirait —, parfois rassemblés autour de feux qui brûlent dans des fûts rouillés, parfois jouant au footbag ou se trémoussant en rythme dans leurs énormes baskets, leurs blousons déboutonnés en dépit du froid. Ils crient Yo à leurs potes et hèlent les voitures qui passent, et quand l’une d’elles s’arrête, ils échangent des sachets transparents par la vitre ouverte. Barbara descend MLK sur neuf, dix, peut-être douze blocs (elle a arrêté de compter), et chaque coin de rue ressemble à un drive pour drogues plutôt que pour hamburgers ou tacos.
Elle croise des femmes frissonnantes en short, court manteau de fausse fourrure et bottes brillantes ; elles sont affublées de perruques incroyables de toutes les couleurs. Barbara dépasse des bâtiments vides aux fenêtres condamnées. Elle dépasse une voiture désossée couverte de graffitis. Elle croise une femme avec un pansement sale sur un œil. La femme traîne un bambin hurlant par le bras. Elle passe devant un homme assis sur une couverture ; il boit du vin au goulot et remue sa langue grise dans sa direction. C’est pauvre, c’est désespérant, et ça a toujours été là, à deux pas, et elle n’y a jamais rien fait. Fait ? N’y a même jamais pensé ! Elle, elle fait ses devoirs. Elle téléphone à ses Super Copines le soir et leur envoie des textos. Elle actualise son statut Facebook et se préoccupe du teint de sa peau. C’est l’ado parasite de base, qui dîne dans de beaux restaurants avec papa-maman pendant que ses frères et ses sœurs, juste là, à même pas trois kilomètres de sa jolie maison de banlieue, boivent du vin et prennent de la drogue pour oublier leurs vies misérables. Elle a honte de ses cheveux qui retombent souplement sur ses épaules. Elle a honte de ses chaussettes blanches immaculées. Elle a honte de la couleur de sa peau parce que c’est la même que la leur.
21
Paroles de la chanson