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« Hé, blackish ! » Le cri vient de l’autre côté de la rue. « Qu’est-ce tu fous là ? T’as rien à foutre ici ! »

Blackish.

C’est le nom d’une série télé[22], ils la regardent à la maison et ils rigolent. Mais c’est aussi ce qu’elle est. Pas vraiment noire. Une noire vivant une vie de blancs dans un quartier blanc. Si elle peut vivre comme ça, c’est parce que ses parents gagnent beaucoup d’argent et sont propriétaires d’une maison dans un quartier où les gens sont si parfaitement dénués de préjugés que leurs poils se hérissent s’ils entendent un de leurs gosses en traiter un autre de débile mental. Elle peut vivre cette merveilleuse vie de blancs parce qu’elle est une menace pour personne, c’est pas une révoltée. Elle fait sa vie, papotant de garçons et de musique avec ses copines, de garçons et de fringues, de garçons et de programmes télé, et de quelle fille elles ont vue avec quel garçon au centre commercial de Birch Hill.

Elle est blackish, autrement dit inutile, et elle ne mérite pas de vivre.

« Peut-être que tu devrais juste en finir. Que ton geste soit ton manifeste. »

Cette idée est une voix et elle s’impose avec une sorte de logique, comme une révélation. Emily Dickinson avait dit que son poème était sa « lettre au monde qui ne lui a jamais écrit », ils l’avaient lu en cours, mais Barbara n’a jamais écrit aucune lettre. Plein de rédactions débiles, de comptes rendus de livres et d’e-mails, mais rien qui compte vraiment.

« Peut-être qu’il serait temps que tu le fasses. »

Pas sa voix à elle mais la voix d’un ami.

Elle s’arrête devant une boutique de voyance et de tarot. Dans la vitrine sale, elle croit apercevoir le reflet de quelqu’un, debout à côté d’elle ; un homme blanc au visage de petit garçon souriant avec une masse de cheveux blonds lui tombant sur le front. Elle jette un coup d’œil autour d’elle mais il n’y a personne. C’était juste son imagination. Elle reporte son attention sur l’écran de son jeu vidéo. À l’ombre du store de la boutique de cartomancie, les poissons ont retrouvé leurs couleurs vives et leurs contours nets. Ils vont et ils viennent, oblitérés de temps à autre par un flash de lumière bleue étincelante. Barbara tourne la tête et voit un pick-up noir rutilant arriver à vive allure sur le boulevard en zigzaguant d’une voie à l’autre. C’est le genre de pick-up avec des pneus surdimensionnés que les garçons au lycée appellent Bigfoot ou Gros Gangsta.

« Si tu as l’intention de le faire, tu ferais mieux de te dépêcher. »

C’est comme s’il y avait réellement quelqu’un à côté d’elle. Quelqu’un qui la comprend. Et la voix a raison. Barbara n’a jamais envisagé le suicide auparavant, mais à cet instant, c’est une idée qui lui semble parfaitement rationnelle.

« Tu n’as même pas besoin de laisser de mot », lui dit son ami.

Elle aperçoit de nouveau son reflet dans la vitrine. Spectral.

« Que tu l’aies fait ici sera ta lettre au monde. »

Vrai.

« À présent, tu en sais trop sur toi-même pour continuer à vivre », lui fait remarquer son ami alors que son regard retourne aux poissons nageant sur l’écran. « Tu en sais trop et c’est pas beau. » Puis la voix se dépêche d’ajouter : « Ce qui ne veut pas dire que tu sois horrible. »

Non, pas horrible, juste inutile.

Blackish.

Le pick-up approche. Le Gros Gangsta. Alors que la sœur de Jerome Robinson s’avance vers le bord du trottoir, prête à la rencontre, son visage s’éclaire d’un sourire ardent.

7

Le Dr Felix Babineau porte un costume à mille dollars sous sa blouse blanche qui voltige derrière lui alors qu’il descend le couloir du Bocal à grandes enjambées ; en revanche, sa barbe est sérieusement négligée et sa chevelure blanche d’ordinaire coiffée avec élégance est en bataille. Il ignore le petit attroupement d’infirmières et infirmiers parlant à voix basses et agitées à côté du bureau.

L’infirmière Wilmer l’aborde :

« Docteur Babineau, vous avez appris la… »

Il ne la remarque même pas et Norma doit faire un pas de côté pour ne pas se faire renverser. Elle le regarde s’éloigner avec étonnement.

Babineau sort l’écriteau rouge NE PAS DÉRANGER qu’il garde toujours dans la poche de sa blouse, l’accroche à la poignée de la Chambre 217 et entre. Brady Hartsfield ne lève pas les yeux. Toute son attention est rivée sur l’écran du jeu vidéo posé sur ses genoux, avec ses poissons qui vont et qui viennent. Il n’y a pas de musique ; il a coupé le son.

Souvent, quand il entre dans cette chambre, Felix Babineau disparaît et Dr Z prend sa place. Pas aujourd’hui. Après tout, Dr Z n’est qu’une autre version de Brady — une projection —, et aujourd’hui, Brady est trop occupé pour projeter.

Ses souvenirs du concert des ’Round Here à l’Auditorium Mingo sont toujours embrouillés, mais une chose lui apparaît nettement depuis qu’il s’est réveillé : le visage de la dernière personne qu’il a vue avant que les lumières s’éteignent. C’était Barbara Robinson, la sœur du nègre tondeur de pelouse de Hodges. Elle était assise de l’autre côté de l’allée, presque au même niveau que lui. Maintenant elle est là, nageant avec les poissons qu’ils partagent sur leurs écrans respectifs. Brady a eu Scapelli, cette pute d’infirmière sadique qui lui a pincé et tordu le téton. Et maintenant il va s’occuper de cette salope de Robinson. Sa mort anéantira son frère mais ce n’est pas le plus important. Sa mort transpercera le cœur du vieil inspecteur. C’est ça le plus important.

Le plus savoureux.

Il la réconforte, lui dit qu’elle n’est pas quelqu’un d’horrible. Ça aide à la faire avancer. Quelque chose approche sur MLK Avenue, il n’arrive pas à savoir quoi exactement parce qu’au plus profond d’elle-même, elle lui résiste encore. Mais c’est quelque chose de gros. Assez gros pour faire le boulot.

« Brady, écoutez-moi. Z-Boy a appelé. » Le vrai nom de Z-Boy est Brooks mais Brady refuse de l’appeler comme ça. « Il montait la garde, comme vous lui en aviez donné l’ordre. Ce flic… ex-flic, peu importe…

— La ferme. »

Sans lever la tête, ses cheveux lui tombant dans les yeux. Dans la forte lumière du soleil, il fait plus près de vingt ans que de trente.

Babineau, qui est habitué à ce qu’on l’écoute et qui n’a pas encore totalement assimilé son nouveau statut de subalterne, ne prête pas attention à ce que Brady vient de dire.

« Hodges était à Hilltop Court hier, premier arrivé chez Ellerton, puis il est parti fouiner dans la maison d’en face où…

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22

Blackish signifie « tirant sur le noir » et désigne des Afro-Américains affichant un mode de vie et des valeurs de « blancs ». Pourrait se traduire ici par « fausse noire ».