— J’ai dit la ferme !
— Brooks l’a vu monter dans le bus numéro 5, ça veut dire qu’il vient probablement ici ! Et s’il arrive ici, c’est qu’il a compris. »
Brady le regarde un instant, ses yeux lançant des flammes, puis il retourne à son écran. S’il dérape maintenant, qu’il se laisse déconcentrer par cet imbécile instruit…
Mais il ne se laissera pas déconcentrer. Il veut faire souffrir Hodges, il veut faire souffrir son nègre tondeur de pelouse, il a une dette envers eux, et voici la manière de la solder. Et ce n’est pas qu’une affaire de revanche. Barbara est le premier sujet-témoin qui était présent au concert ce soir-là, et elle est différente des autres, qui ont été plus faciles à contrôler. Et pourtant il la contrôle, tout ce dont il a besoin, c’est d’encore dix secondes. Il voit à présent ce qui vient à sa rencontre. C’est un pick-up. Un gros pick-up noir.
Ma chérie, pense Brady Hartsfield, ton taxi est là.
8
Barbara est au bord du trottoir, les yeux rivés sur le pick-up, estimant son temps d’arrivée, mais à l’instant où elle fléchit les genoux, deux mains l’agrippent par-derrière.
« Hey, frangine, ça roule ? »
Elle essaye de se débattre, mais on la maintient fermement par les épaules et le pick-up passe, déversant du Ghostface Killah plein pot. Elle pivote sur elle-même en se libérant de l’entrave et se retrouve face à face avec un grand garçon maigre, d’à peu près son âge, en blouson du lycée Todhunter High. Il mesure peut-être deux mètres, si bien qu’elle doit lever la tête pour le regarder. Il a un casque de boucles brunes et un bouc, et porte une fine chaîne en argent autour du cou. Il lui sourit. Il a des yeux verts et rieurs.
« T’es plutôt mignonne, et c’est pas juste un compliment, c’est un fait, mais t’es pas du coin, pas vrai ? Pas habillée comme ça, et puis eh, ta mère t’as jamais dit qu’il fallait pas traverser en dehors des passages cloutés ?
— Laisse-moi tranquille ! »
Elle n’a pas peur, elle est furieuse.
Il rigole.
« Et dure à cuire, en plus de ça ! J’aime les dures à cuire. Tu veux une pizza et un Coca ?
— Je veux rien de toi ! »
Son ami est parti, probablement dégoûté d’elle. C’est pas ma faute, se dit-elle. C’est la faute de ce garçon. Ce voyou !
Voyou ! C’est bien un mot de bourgeoise blackish, ça. Elle sent son visage s’empourprer et baisse les yeux sur l’écran du Zappit où nagent les poissons. Ils la réconforteront, comme à chaque fois. Et dire qu’elle a failli se débarrasser de la petite tablette de jeux après que cet homme la lui a donnée ! Avant qu’elle découvre les poissons ! Les poissons l’emmènent toujours loin d’ici, et parfois ils lui amènent son ami. Mais elle a à peine le temps d’y jeter un coup d’œil que le Zappit disparaît. Pouf ! Envolé ! Il est entre les longues mains du voyou qui contemple l’écran avec fascination.
« Waouh, c’est old school !
— C’est le mien ! glapit Barbara. Rends-le-moi ! »
De l’autre côté de la rue, une femme s’esclaffe et s’écrie d’une voix de rogomme : « Te laisse pas faire, ma sœur ! Tords-lui le cou, à cette asperge ! »
Barbara va pour attraper le Zappit. Le Grand le lève au-dessus de sa tête en lui souriant toujours.
« J’ai dit rends-le-moi ! Arrête ça ! »
Il y a encore plus de gens qui regardent à présent et le Grand se donne en spectacle. Une feinte à gauche, puis de petits pas sur la droite, un jeu de jambes qu’il tient sûrement du terrain de basket, sans jamais perdre son sourire complaisant. Ses yeux verts pétillent et dansent. Toutes les filles de Todhunter doivent être amoureuses de ces yeux verts, et Barbara ne pense plus au suicide, ni au fait d’être une fausse noire, ni au sac de détritus dépourvu de conscience sociale qu’elle est. À cet instant précis, elle est seulement furieuse, et le fait que ce garçon soit mignon la rend encore plus furieuse. Barbara fait partie de l’équipe de football de Chapel Ridge, alors elle balance son plus beau tir de penalty dans le tibia du Grand.
Il crie de douleur (mais c’est une douleur du genre amusé, ce qui la met encore plus en rage) et se penche en avant pour saisir son bobo. Ça le ramène au même niveau qu’elle et Barbara en profite pour lui arracher des mains le précieux rectangle de plastique jaune. Elle tourne les talons, faisant virevolter sa jupe, et traverse la rue en courant.
« Ma chérie, attention ! » s’écrie la femme à voix de rogomme.
Barbara entend un crissement de pneus et sent une odeur de caoutchouc brûlé. Elle tourne la tête à gauche et voit une camionnette foncer sur elle, l’avant du véhicule se déportant à droite alors que le conducteur enfonce le frein. Derrière le pare-brise sale, elle voit son visage, yeux ébahis et bouche grande ouverte. Elle lève les bras pour se protéger, laissant tomber le Zappit. Tout à coup, mourir est la dernière chose au monde que veut Barbara Robinson, mais elle est là finalement, au milieu de la route, et il est trop tard.
Elle pense, Mon taxi est là.
9
Brady éteint son Zappit et regarde Babineau avec un grand sourire.
« Elle y est passée », dit-il. Sa voix est distincte, pas le moins du monde pâteuse. « Voyons voir comment Hodges et son macaque de Harvard le prendront. »
Babineau a une idée précise de qui est ce elle, et il imagine que ça devrait lui importer, mais non. Ce qui lui importe, c’est sa propre peau. Comment a-t-il pu se laisser entraîner là-dedans ? Quand a-t-il cessé d’avoir le choix ?
« C’est de Hodges que je suis venu vous parler. Je suis presque sûr qu’il est en chemin. Pour venir vous voir.
— Hodges est venu ici un paquet de fois », dit Brady. Même s’il est vrai qu’il n’a pas vu le vieux flic retraité depuis un moment. « Il reste toujours bloqué sur la catatonie simulée.
— Il a commencé à assembler les pièces du puzzle. Il est loin d’être bête, vous l’avez dit vous-même. Est-ce qu’il connaissait Z-Boy quand il n’était que Brooks ? Il a dû le croiser lorsqu’il venait vous voir.
— Aucune idée. »
Brady est lessivé, repu. Ce dont il a vraiment envie maintenant, c’est de savourer la mort de la fille Robinson, puis de faire une sieste. Il reste encore beaucoup à faire, de grandes choses se préparent, mais pour le moment il a besoin de repos.
« Il ne peut pas vous voir comme ça, dit Babineau. Vous êtes tout rouge et couvert de sueur. On dirait que vous venez de courir le marathon de la ville.
— Alors empêchez-le d’entrer. Vous pouvez bien faire ça. C’est vous le médecin, lui n’est qu’un vautour retraité à moitié chauve. Il n’a même plus l’autorité légale pour mettre une contravention à une voiture mal garée. »
Brady est en train de se demander comment le nègre tondeur de pelouse va prendre la nouvelle. Jerome. Va-t-il pleurer ? Va-t-il tomber à genoux ? Va-t-il déchirer ses vêtements et se frapper la poitrine ?
Va-t-il rejeter la faute sur Hodges ? Peu probable, mais c’est ce qui pourrait arriver de mieux. Ce serait merveilleux.
« Très bien, dit Babineau. Oui, vous avez raison, je peux faire ça. » Il se parle à lui-même autant qu’il parle à l’homme qui était censé être son cobaye. Tout ça s’est joliment retourné contre lui, au final, n’est-ce pas ? « Du moins pour aujourd’hui. Mais il doit encore avoir des amis dans la police, vous savez. Probablement des tas.