— Ils ne me font pas peur, il ne me fait pas peur. J’ai pas envie de le voir, c’est tout. Pas aujourd’hui. » Brady sourit. « Laissons-le d’abord apprendre la nouvelle pour la fille. Après, je voudrais le voir. Dégagez de là, maintenant. »
Babineau, qui commence enfin à comprendre qui commande ici, quitte la chambre de Brady. Comme toujours, c’est un soulagement de pouvoir repartir en étant lui-même. Parce qu’à chaque fois qu’il redevient Babineau après avoir été Dr Z, il a un peu moins de Babineau en lui.
10
Tanya Robinson appelle sur le portable de sa fille pour la quatrième fois en vingt minutes, et pour la quatrième fois elle tombe sur le répondeur enjoué de Barbara.
« Oublie mes autres messages, dit Tanya après le bip. Je suis toujours en colère mais je suis surtout morte d’inquiétude, là. Rappelle-moi. J’ai besoin de savoir si tout va bien. »
Elle laisse tomber son téléphone sur son bureau et se met à faire les cent pas dans son petit espace de travail. Elle hésite à téléphoner à son mari et décide que non. Pas encore. Il est capable de devenir furax à l’idée de Barbara séchant les cours, et c’est exactement ce qu’il supposera. Tanya elle-même a supposé la même chose lorsque Mme Rossi, la conseillère d’éducation de Chapel Ridge, a appelé pour savoir si Barbara était malade. Barbara n’a jamais séché les cours avant, mais il y a une première fois à tout, surtout chez les ados. Sauf qu’elle n’aurait jamais séché toute seule et, après une plus longue conversation avec Mme Rossi, il a été confirmé à Tanya que toutes les proches amies de Barb sont en cours aujourd’hui.
Depuis, elle imagine le pire, et une image en particulier ne cesse de la hanter : le message que la police diffuse au-dessus du périphérique de la ville en cas d’alerte enlèvement. Sur ce message, elle voit BARBARA ROBINSON clignoter comme sur une enseigne de cinéma infernale.
Les premières notes de l’Hymne à la joie ont à peine le temps de retentir que Tanya se précipite sur son portable en pensant, Seigneur, Dieu merci, elle sera punie jusqu’à la fin de l’hiv…
Seulement ce n’est pas le visage souriant de sa fille qui apparaît sur l’écran. C’est l’intitulé POLICE MUNICIPALE COMMISSARIAT CENTRAL. La terreur la prend aux entrailles et ses intestins se retournent. L’espace d’un instant, elle est incapable de répondre car son pouce est comme paralysé. Puis elle réussit enfin à appuyer sur la petite touche verte et à faire taire la musique. Autour d’elle, tout lui paraît trop lumineux, surtout la photo de famille posée sur son bureau. Le portable semble flotter jusqu’à son oreille.
« Allô ? »
Elle écoute.
« Oui, c’est moi. »
Elle écoute encore, sa main libre s’élevant pour venir couvrir sa bouche et étouffer le son qui essaie d’en sortir. Elle s’entend demander : « Vous êtes sûrs que c’est ma fille ? Barbara Rosellen Robinson ? »
Le policier lui dit que oui. Il en est certain. Ils ont retrouvé ses papiers d’identité sur la chaussée. Ce qu’il ne lui dit pas, c’est qu’ils ont dû essuyer le sang sur la carte pour pouvoir lire le nom.
11
Hodges sait qu’il y a quelque chose qui cloche dès qu’il pose le pied hors de la passerelle reliant les bâtiments principaux du Kiner Memorial à la Clinique des Traumatisés du Cerveau de la Région des Grands Lacs, où les murs sont d’un rose apaisant et où de la musique douce résonne jour et nuit. L’ordre habituel a été troublé et très peu de gens semblent réellement travailler. Des chariots à repas sont abandonnés dans les couloirs, chargés d’assiettes remplies de magma vermiculaire en train de coaguler qui devait être l’idée qu’on se faisait en cuisine de nouilles chinoises. Infirmiers et infirmières parlent à voix basse par petits groupes. L’une semble pleurer. Deux internes, têtes rapprochées, se tiennent près de la fontaine à eau. Un aide-soignant parle dans son téléphone portable, ce qui représente théoriquement un motif de mise à pied, mais Hodges pense qu’il ne craint rien : personne ne lui prête la moindre attention.
Au moins, il ne voit Ruth Scapelli nulle part, ce qui pourrait améliorer ses chances d’entrer voir Hartsfield. C’est Norma Wilmer qui est au bureau d’accueil et, tout comme Becky Helmington, Norma était sa source d’informations concernant Brady avant que Hodges ne cesse ses visites à la Chambre 217. La mauvaise nouvelle, c’est que le médecin de Hartsfield est aussi à l’accueil. Hodges n’a jamais réussi à établir de bonnes relations avec lui, et Dieu sait qu’il a pourtant essayé.
Il flâne jusqu’à la fontaine à eau, espérant que Babineau ne l’a pas repéré et qu’il s’en aille bientôt étudier des scans 3D ou autres, laissant Wilmer seule et accessible. Il se penche pour boire (grimaçant et plaquant une main sur ses côtes en se redressant), puis adresse la parole aux internes :
« Il s’est passé quelque chose ? Tout le monde a l’air un peu sur les nerfs. »
Ils échangent un regard hésitant.
« On a pas le droit d’en parler », dit Interne № 1.
Il porte encore les vestiges de son acné juvénile et fait dans les dix-sept ans. Hodges frissonne à l’idée de ce gamin assistant un chirurgien dans une opération plus compliquée qu’enlever une écharde d’un pouce.
« C’est en rapport avec un patient ? Hartsfield, peut-être ? Si je demande ça, c’est parce que j’étais inspecteur dans la police avant, et que je suis plus ou moins responsable de sa présence ici.
— Hodges, dit Interne № 2. C’est bien ça ?
— C’est bien ça.
— C’est vous qui l’avez arrêté, n’est-ce pas ? »
Hodges acquiesce, mais la vérité, c’est que s’il avait été aux commandes, Brady aurait fait un bien plus gros carton à l’Auditorium Mingo qu’il n’en avait fait au City Center. Non, c’était Holly et Jerome qui l’avaient stoppé avant qu’il puisse faire péter sa charge diabolique d’explosifs maison.
Les internes échangent encore un regard puis № 1 dit :
« Hartsfield a pas bougé, toujours aussi comateux. Non, c’est Miss Ratched. »
Interne № 2 lui balance un coup de coude.
« On dit pas du mal des morts, ducon. Surtout quand tu sais pas si le type qu’écoute saura tenir sa langue ou pas. »
Aussitôt, passant l’ongle du pouce en travers de sa bouche, Hodges fait mine de sceller ses lèvres dangereuses.
Interne № 1 paraît troublé.
« Je veux dire l’infirmière-chef Scapelli. Elle s’est suicidée hier soir. »
Dans la tête de Hodges, toutes les lumières s’allument en même temps et, pour la première fois depuis hier, il a oublié qu’il va probablement bientôt mourir.
« Vous en êtes sûr ?
— Elle s’est tailladé les bras et les poignets, répond Interne № 2. Enfin, c’est ce que j’ai entendu, en tout cas.
— Est-ce qu’elle a laissé un mot ? »
Ils n’en ont aucune idée.
Hodges se dirige vers l’accueil. Babineau est toujours là, feuilletant des dossiers avec Wilmer (qui paraît perturbée par son apparente promotion sur le champ de bataille), mais il ne peut pas attendre. C’est l’œuvre de Hartsfield. Il ne sait pas comment c’est possible, mais ça pue Brady à plein nez. Cet enfoiré de prince du suicide.
Il est sur le point d’appeler l’infirmière Wilmer par son prénom lorsque son instinct le retient.