« Infirmière Wilmer ? Je me présente, Bill Hodges. » Elle sait parfaitement qui il est. « J’ai travaillé sur l’affaire du City Center et l’incident de l’Auditorium Mingo. J’ai besoin de voir M. Hartsfield. »
Elle ouvre la bouche pour lui répondre mais Babineau la devance.
« Hors de question. Même si M. Hartsfield était autorisé à recevoir de la visite, ce qu’il n’est pas par ordre du procureur de district, il ne serait en aucun cas autorisé à vous voir. Il a besoin de calme et de tranquillité. Chacune de vos précédentes visites non autorisées a bouleversé cet équilibre.
— Ah tiens, c’est nouveau, dit Hodges d’un ton détaché. À chaque fois que je suis venu le voir, il bougeait pas de son fauteuil. Aussi inconsistant qu’un bol de porridge. »
La tête de Norma Wilmer fait des va-et-vient de l’un à l’autre, on dirait une femme qui regarde un match de tennis.
« Vous ne voyez pas ce que nous voyons lorsque vous partez. »
Sous sa barbe de trois jours, les joues de Babineau s’empourprent. Il a aussi de gros cernes noirs sous les yeux. Hodges se souvient d’une illustration dans son cahier d’exercices de catéchisme, Vivre avec Jésus, au temps préhistorique où les voitures avaient des ailettes et où les filles portaient des socquettes. Le toubib de Brady a la même tête que le personnage du dessin, mais Hodges doute que ce soit un masturbateur chronique. D’un autre côté, il se rappelle Becky lui disant que les neurologues sont souvent plus timbrés que leurs patients.
« Et que voyez-vous donc ? demande Hodges. Des crises de colère mentale ? Est-ce que les objets ont tendance à tomber tout seuls une fois que je suis parti ? La chasse d’eau des toilettes se tire toute seule, peut-être ?
— Ridicule. Ce que vous causez, ce sont des dégâts psychiques, monsieur Hodges. Il n’est pas catatonique au point de ne pas se rendre compte que vous faites une fixation sur lui. Une fixation malsaine. Je vous demande de partir. Nous venons de connaître une tragédie et nombre de nos patients sont affectés. »
Hodges voit les yeux de Wilma s’arrondir légèrement, et il sait que les patients du Bocal encore doués de facultés cognitives — ils sont très peu nombreux — ne savent même pas que l’infirmière-chef a mis fin à ses jours.
« J’ai juste quelques questions à lui poser, ensuite je vous laisse tranquille. »
Babineau se penche à le toucher. Ses yeux derrière la monture en or de ses lunettes sont injectés de sang.
« Écoutez-moi bien, monsieur Hodges. Premièrement, M. Hartsfield n’est pas capable de répondre à vos questions. Si c’était le cas, il aurait déjà été traduit en justice pour ses crimes à l’heure qu’il est. Deuxièmement, vous n’avez aucun statut officiel. Troisièmement, si vous ne quittez pas les lieux immédiatement, j’appelle la sécurité. »
Hodges demande :
« Excusez-moi de me mêler de ce qui ne me regarde pas, mais vous vous sentez bien ? »
Babineau s’écarte brusquement comme si Hodges venait de lui brandir son poing au visage.
« Sortez d’ici ! »
Le silence se fait au sein des petits attroupements d’infirmiers et tout le monde se retourne.
« Pigé, dit Hodges. Je file. Pas de problème. »
Il y a un coin snack à l’entrée de la passerelle. Interne № 2 est appuyé contre un mur, les mains dans les poches.
« Pauvre petit, dit-il, vous avez reçu la fessée.
— On dirait bien. »
Hodges étudie la marchandise dans le distributeur à friandises. Il ne voit rien là-dedans qui ne lui incendiera pas les boyaux, et ça ne fait rien ; il n’a pas faim.
« Jeune homme, dit-il sans se retourner, si ça vous dit de vous faire cinquante dollars pour une petite course anodine, venez voir. »
Interne № 2, un gars qui pourrait bien atteindre l’âge adulte dans un futur proche, le rejoint au distributeur.
« Quel genre de course ? »
Hodges garde toujours son carnet dans sa poche arrière, comme du temps où il était Inspecteur de Première Classe. Il griffonne deux mots — Appelez-moi — sur une page et ajoute son numéro de téléphone.
« Donnez ça à Norma Wilmer quand le Smaug, là-bas, aura pris son envol. »
Interne № 2 prend le mot et le plie dans la poche de poitrine de sa blouse. Puis il attend son dû. Hodges sort son portefeuille. Cinquante dollars, c’est beaucoup pour livrer un message, mais être atteint d’un cancer en phase terminale a au moins un avantage : on peut balancer son argent par les fenêtres.
12
Jerome Robinson est en train de charger des planches en bois sur son épaule sous le soleil de plomb de l’Arizona quand son téléphone portable sonne. Les maisons qu’ils construisent — les deux premières charpentes sont déjà montées — sont situées dans un quartier modeste mais respectable de la banlieue sud de Phoenix. Il pose les planches en travers d’une brouette qui se trouve là et sort son portable de sa ceinture, s’attendant à ce que ce soit Hector Alonzo, le chef d’équipe. Ce matin, un travailleur (une travailleuse, en fait) a trébuché et chuté dans un tas de barres d’armature. Elle s’est cassé la clavicule et a écopé d’une vilaine entaille au visage. Alonzo l’a emmenée aux urgences de l’hôpital Saint-Luc, désignant Jerome chef de chantier provisoire en son absence.
Ce n’est pas le numéro d’Alonzo qu’il voit s’afficher sur le petit écran mais le visage de Holly Gibney. C’est une photo qu’il a prise lui-même, réussissant à immortaliser un de ses rares sourires.
« Hey, Holly, ça va ? Je peux te rappeler plus tard ? C’est la folie ici ce matin mais…
— Il faut que tu rentres », dit Holly.
Elle a le ton calme mais Jerome la connaît bien et, dans ces cinq mots seulement, il peut déceler de fortes émotions réprimées. Parmi lesquelles la peur. Holly est toujours quelqu’un de très craintif. La mère de Jerome, qui aime beaucoup Holly, avait dit un jour que la peur était son réglage par défaut.
« Que je rentre ? Pourquoi ? Qu’est-ce qui se passe ? » C’est lui tout à coup qui a peur. « Il est arrivé un truc à papa ? À maman ? C’est Barbie ?
— C’est Bill, dit-elle. Il a un cancer. Un très mauvais cancer. Pancréas. S’il ne suit pas de traitement, il va mourir, il va probablement mourir dans tous les cas, mais ça pourrait au moins repousser l’échéance, et puis il m’a dit que c’était juste un petit ulcère à cause… à cause… » Elle prend une profonde inspiration tremblante qui fait grimacer Jerome. « À cause de ce petit con de Brady Hartsfield ! »
Jerome n’a pas la moindre idée de ce que Brady Hartsfield vient faire dans la terrible maladie qui frappe Bill, mais il sait ce qu’il voit, juste là : des ennuis. À l’autre bout du chantier, deux jeunes gars avec casques de protection — des étudiants bénévoles pour Habitat for Humanity comme lui — sont en train de donner des indications contradictoires à un camion de béton qui bipe en reculant. La catastrophe est imminente.
« Holly, donne-moi cinq minutes et je te rappelle.
— Mais tu vas venir, hein ? Dis que tu vas venir. Parce que je ne suis pas sûre de pouvoir lui en parler toute seule et il faut qu’il commence un traitement immédiatement !
— Cinq minutes », dit-il, et il coupe la communication.
Ses pensées tournoient si vite qu’il craint que leur friction ne mette le feu à ses méninges, et le soleil brûlant n’aide pas. Bill ? Un cancer ? D’un côté, ça lui paraît impossible, et d’un autre côté, ça lui paraît totalement possible. Il était en pleine forme pendant l’affaire Saubers, quand Jerome et Holly ont fait équipe avec lui, mais il aura bientôt soixante-dix ans et la dernière fois que Jerome l’a vu, avant de partir pour l’Arizona en octobre, Bill n’avait pas l’air si bien que ça. Trop mince. Trop pâle. Mais Jerome ne peut aller nulle part tant qu’Hector n’est pas revenu. Ce serait comme laisser l’asile aux mains des aliénés. Et connaissant les hôpitaux de Phoenix, où les urgences sont débordées vingt-quatre heures sur vingt-quatre, il pourrait être coincé ici jusqu’à la fin de la journée.