L’ambulancier la repousse gentiment ; elle grimace de douleur mais Hodges est rassuré par ce puissant cri du cœur.
« Qu’est-ce qu’il y a, Barbara ?
— Il m’a poussée après que j’ai couru pour traverser ! Il a voulu m’écarter de la camionnette ! Je crois bien qu’il m’a sauvé la vie et je suis contente. » Elle pleure à chaudes larmes à présent, mais Hodges ne pense pas une seule seconde que ce soit à cause de sa jambe cassée. « Je veux pas mourir, en fait. Je sais pas ce qui m’a pris !
— Chef, on doit vraiment l’emmener en salle d’examen. Il faut qu’elle passe une radio.
— Dites-leur de laisser le garçon tranquille ! lui crie Barbara alors que les ambulanciers la poussent entre les doubles portes. Il est grand ! Il a les yeux verts et un bouc ! Il va au lycée de Todhunter… »
Elle disparaît derrière les portes battantes qui claquent.
Hodges va dehors, où il peut téléphoner sans se faire réprimander, et appelle Tanya.
« Je ne sais pas où vous êtes mais ralentissez et ne brûlez aucun feu rouge. Elle vient d’arriver et elle est bien consciente. Elle a une jambe cassée.
— C’est tout ? Dieu soit loué ! Pas de lésions internes ?
— Ce sera aux médecins de le dire, mais elle avait l’air plutôt vive. Je pense que la camionnette a dû l’effleurer.
— Il faut que je prévienne Jerome. J’ai dû lui flanquer une de ces frayeurs. Et Jim aussi, il est pas encore au courant.
— Vous les appellerez quand vous serez arrivée. Pour le moment, laissez votre téléphone tranquille.
— Vous, Bill, vous pouvez les appeler ?
— Non, Tanya, je peux pas. J’ai quelqu’un d’autre à appeler. »
Il reste debout là, à exhaler des panaches de vapeur blanche, le bout des oreilles engourdi. Il n’a pas envie que ce quelqu’un d’autre soit Pete, car pour l’heure, Pete l’a légèrement dans le collimateur, sans parler d’Izzy Jaynes. Il réfléchit à ses autres options mais n’en voit qu’une seule : Cassandra Sheen. Il a travaillé plusieurs fois avec elle quand Pete était en vacances, et une fois en particulier quand Pete avait pris six semaines de congé inexpliqué. C’était peu de temps après son divorce et Hodges en avait déduit qu’il était parti en cure de désintox, mais il n’avait jamais demandé et Pete n’avait jamais pris l’initiative d’en parler.
Il n’a pas le numéro de portable de Cassie, alors il appelle au Bureau des Inspecteurs et demande à être mis en relation avec elle, en espérant qu’elle n’est pas sur le terrain. Et il a de la veine. Après moins de dix secondes de McGruff le Chien Détective[23], elle est au bout du fil.
« Je parle bien à Cassie Sheen, la Botox Queen ?
— Billy Hodges, vieille canaille ! Je te croyais mort ! »
Tu crois pas si bien dire, Cassie, se dit-il.
« J’adorerais te baratiner, ma grande, mais j’ai besoin que tu me rendes un service. Ils ont pas encore fermé le commissariat de Strike Avenue, dis-moi ?
— Non. C’est prévu pour l’année prochaine, cela dit. Parfaitement logique. De la criminalité à Lowtown ? Quelle criminalité ?
— Ouais, le quartier le plus sûr de la ville. Ils doivent avoir un jeune en garde à vue là-bas, et si mes informations sont bonnes, il mérite plutôt une médaille.
— Tu as un nom ?
— Non, mais j’ai sa description. Grand, yeux verts, barbichette. » Il se repasse ce que lui a dit Barbara et ajoute : « Il se peut qu’il porte un blouson du lycée de Todhunter. Il s’est probablement fait arrêter pour avoir poussé une jeune fille devant une camionnette. En réalité, il l’a poussée pour éviter qu’elle se fasse écraser.
— Tu es certain de ce que tu avances ?
— Certain. » Ce n’est pas l’exacte vérité mais il fait confiance à Barbara. « Trouve son nom et demande aux policiers de le garder un peu, OK ? Je veux lui parler.
– Ça peut se faire.
— Merci, Cassie. Je te revaudrai ça. »
Il raccroche et consulte sa montre. S’il a l’intention de parler au jeune du lycée de Todhunter tout en maintenant son rendez-vous avec Norma, pas le temps de s’embêter avec les transports en commun.
Une chose que Barbara a dite tourne en boucle dans son esprit : Je veux pas mourir, en fait. Je sais pas ce qui m’a pris.
Il téléphone à Holly.
15
Elle se tient devant le 7-Eleven le plus proche de leur bureau, un paquet de Winston à la main, grattouillant l’étui en cellophane de l’autre. Elle n’a pas fumé depuis presque cinq mois, un nouveau record, et elle n’a pas envie de recommencer maintenant, mais ce qu’elle a découvert sur l’ordinateur de Bill vient de déchirer une vie qu’elle a passé les cinq dernières années à raccommoder. Bill Hodges est son point d’ancrage, son repère lui permettant de mesurer sa capacité à interagir avec le monde. Une autre manière de dire qu’il est sa façon de mesurer sa santé mentale. Essayer d’imaginer sa vie sans lui, c’est comme se retrouver en haut d’un gratte-ciel et regarder le trottoir soixante étages plus bas.
Alors qu’elle commence à tirer sur le fil de l’étui, son téléphone se met à sonner. Elle lâche son paquet de Winston dans son sac à main et repêche son portable. C’est lui.
Holly ne dit même pas allô. Elle a dit à Jerome qu’elle ne pensait pas être capable de lui parler seule de ce qu’elle a découvert, mais là — exposée au vent sur ce trottoir, tremblant dans son chaud manteau d’hiver —, elle n’a pas le choix. Ça sort tout seul.
« J’ai regardé sur ton ordinateur et je sais que c’est nul de fouiner comme ça, mais je ne suis pas désolée. Si je l’ai fait, c’est parce que je pensais que tu mentais en disant que c’était juste un ulcère, et tu peux me virer si tu veux, je m’en fiche, du moment que tu les laisses te guérir. »
Silence à l’autre bout du fil. Elle a envie de demander s’il est toujours là mais sa bouche est comme paralysée et son cœur bat si fort qu’elle le sent retentir dans tout son corps.
Il finit par dire :
« Hol, je ne pense pas que ça puisse être guéri.
— Laisse-les au moins essayer !
— Je t’aime », dit-il. Elle entend la tristesse dans sa voix. La résignation. « Tu le sais, ça, hein ?
— Ne sois pas bête, bien sûr que je le sais. »
Elle se met à pleurer.
« Je vais essayer les traitements, bien sûr. Mais j’ai besoin de quelques jours de plus avant d’entrer à l’hôpital. Et là, tout de suite, c’est de toi dont j’ai besoin. Tu peux venir me chercher ?
— OK. »
Elle pleure plus fort que jamais car elle sait qu’il est sincère quand il dit qu’il a besoin d’elle. Et savoir que quelqu’un a besoin de nous est une chose merveilleuse. Peut-être la chose la plus merveilleuse.
« Où es-tu ? »
Il le lui dit, puis ajoute :
« Et autre chose.
— Quoi ?
— Je ne peux pas te virer, Holly. Tu n’es pas mon employée, tu es mon associée. Essaie de t’en souvenir.
— Bill ?
— Quoi ?
— Je suis pas en train de fumer.
— C’est bien, Holly. Allez, viens me chercher, maintenant. Je t’attendrai dans le hall d’entrée. On se les gèle, dehors.
— J’arrive le plus vite possible tout en respectant les limitations de vitesse. »
23