Quand le jeune Neville s’assoit, ses genoux semblent presque lui remonter jusqu’au menton.
« C’est de ma faute, quelque part. J’aurais pas dû l’embêter comme ça, mais bon je la trouvais tellement mignonne et tout. Quand même… j’suis pas aveugle. Elle avait pris quoi ? Vous savez ? »
Hodges fronce les sourcils. Le fait que Barbara ait pu prendre de la drogue ne lui a même pas effleuré l’esprit, même si ça aurait dû ; elle est en plein dans l’adolescence, après tout, l’Âge de l’Expérimentation. Mais il dîne chez les Robinson trois ou quatre fois par mois, et il n’a jamais rien détecté chez elle qui puisse laisser supposer une consommation de drogue. Peut-être qu’il est trop proche. Ou trop vieux.
« Qu’est-ce qui vous fait penser qu’elle avait pris quoi que ce soit ?
— Le simple fait qu’elle se soit trouvée à Lowtown, pour commencer. C’était des fringues de Chapel Ridge qu’elle portait. Je le sais parce qu’on les lamine deux fois par an au basket. Et elle avait l’air complètement dans les vapes. Plantée là devant Mamma Stars, le truc de voyance, comme si elle allait se jeter en plein milieu de la circulation. » Il hausse les épaules. « Alors j’ai commencé à lui taper la causette, à la charrier sur le fait de traverser en dehors des passages cloutés. Ça l’a énervée et elle m’a sauté sur le poil comme Kitty Pryde. J’ai trouvé ça plutôt mignon alors… » Il regarde Higgins, puis à nouveau Hodges. « C’est là que j’ai déconné, j’ai pas l’intention de vous baratiner, OK ?
— OK, dit Hodges.
— Bon, je lui ai pris son jeu. Mais c’était juste pour blaguer. Je l’ai levé au-dessus de ma tête. J’ai jamais eu l’intention de le garder. C’est là qu’elle m’a balancé un coup de pied — un bon gros coup de pied pour une fille — et qu’elle l’a récupéré. Elle avait plus du tout l’air stone, pour le coup.
— De quoi avait-elle l’air, Dereece ? »
Il passe inconsciemment au prénom du garçon.
« Oh, mec, folle de rage ! Et apeurée aussi. Comme si elle venait juste de réaliser où elle se trouvait, dans une rue où les filles comme elles — des filles en uniforme de lycée privé — mettent généralement pas les pieds, surtout seules. MLK Avenue ? Non, franchement, sans déconner ! » Il se penche en avant, ses longues mains croisées entre ses genoux, le visage grave. « Elle savait pas que je la taquinais, vous voyez ce que je veux dire ? Elle était genre complètement paniquée, vous voyez ?
— Oui », répond Hodges, et malgré son ton compatissant (du moins il l’espère), il est en pilotage automatique, bloqué sur ce que Neville vient de dire : Je lui ai pris son jeu. Il ne veut pas croire que ça ait un quelconque lien avec Ellerton et Stover. Mais au fond de lui, il sait que si, ça colle parfaitement. « Vous avez dû vous sentir mal. »
Prenant les choses avec philosophie, Neville lève ses paumes de mains éraflées au plafond d’un air de dire, Qu’est-ce qu’on y peut ?
« C’est cet endroit, mec. C’est Lowtown. Elle est redescendue de son nuage puis elle a réalisé où elle se trouvait, c’est tout. Moi, je me tire d’ici dès que je peux. Tant que je peux. Je vais jouer en Division 1, garder de bonnes notes pour pouvoir me trouver un bon boulot si jamais je suis pas assez bon pour passer pro. Puis je fais sortir ma famille. J’habite avec ma mère et mes deux frères. C’est uniquement grâce à elle si je suis arrivé aussi loin. Jamais elle nous a laissés jouer dans la merde. » Il se repasse ce qu’il vient de dire et rigole. « Elle serait folle si elle m’entendait parler comme ça. »
Hodges pense, Ce gosse est trop beau pour être vrai. Sauf qu’il l’est, Hodges n’en doute pas une seule seconde, et il n’aime pas penser à ce qui aurait pu arriver à la petite sœur de Jerome si Dereece Neville avait été en cours aujourd’hui.
Higgins dit :
« Vous avez eu tort d’embêter cette jeune fille, mais je dois dire que vous vous êtes bien rattrapé. Vous repenserez à ce qui a failli se produire aujourd’hui la prochaine fois que vous ressentirez le besoin d’agir de la sorte ?
— Oui, monsieur, bien sûr. »
Higgins lève une main. Au lieu de la taper franchement, Neville y va avec retenue, un sourire légèrement sarcastique aux lèvres. C’est un bon gars mais ça reste Lowtown, et Higgins reste un flic.
Higgins se lève.
« On est bons, inspecteur Hodges ? »
Hodges hoche la tête, montrant qu’il apprécie l’emploi de son ancien titre, mais il n’en a pas tout à fait terminé.
« Presque. Dereece, quel genre de jeu était-ce ?
— Rétro. » Aucune hésitation. « Un peu comme une Game Boy, mais mon frère en a eu une — ma mère l’avait achetée dans un vide-grenier, ou un truc comme ça —, et le jeu de la fille était différent. Il était jaune vif, je me rappelle. Pas le genre de couleur que les filles aiment. Pas celles que je connais, en tout cas.
— Avez-vous vu l’écran, par hasard ?
– À peine. J’ai juste aperçu des poissons qui nageaient.
— Merci, Dereece. Êtes-vous sûr qu’elle avait consommé de la drogue ? Sur une échelle de un à dix, que diriez-vous ? Dix étant absolument sûr.
— Disons cinq. J’aurais dit dix quand je me suis approché d’elle parce qu’on aurait dit qu’elle allait traverser sans regarder, et y avait un putain de Bigfoot qui arrivait, bien plus gros que la camionnette qui l’a soufflée. Pas de la coke, ni du cristal ou de la MD, quelque chose de plus soft, genre ecstasy ou herbe.
— Et quand vous avez commencé à la taquiner ? Quand vous lui avez pris son jeu ? »
Dereece Neville fait rouler ses yeux.
« Waouh, elle s’est réveillée direct.
— OK, dit Hodges. Ce sera tout. Et merci. »
Higgins ajoute son merci, puis lui et Hodges se lèvent et se dirigent vers la porte.
« Inspecteur Hodges ? » Neville est debout et Hodges doit presque tendre le cou pour le regarder. « Vous croyez que vous pouvez lui donner mon numéro ? »
Hodges réfléchit, puis sort son stylo de sa poche de poitrine et le tend au grand jeune homme qui vient probablement de sauver la vie de Barbara Robinson.
19
Holly les reconduit dans Marlborough Street. Pendant le trajet, Hodges lui raconte son entrevue avec Dereece Neville.
« Si on était dans un film, ils tomberaient amoureux », dit Holly quand il a terminé.
Elle a le ton rêveur.
« On est pas dans un film, Hol… Holly. »
Il se retient de l’appeler Hollyberry au dernier moment. Ce n’est pas un jour propice à la légèreté.
« Je sais, dit-elle. C’est pour ça que je vais en voir.
— Tu saurais pas si les Zappit existent en jaune, par hasard ? »
Comme très souvent avec Holly, elle a une longueur d’avance.
« Ils existent en dix couleurs différentes, et oui, le jaune en fait partie.
— Est-ce que tu penses ce que je pense ? Qu’il y a un lien entre ce qui est arrivé à Barbara et ce qui est arrivé aux deux femmes de Hilltop Court ?
— Je ne sais pas ce que je pense. J’aimerais qu’on puisse se poser avec Jerome comme on l’a fait quand Pete Saubers a eu des ennuis. Juste se poser et en discuter tous les trois.
— Si Jerome arrive ce soir, et si on est sûrs que Barbara va bien, on pourra peut-être faire ça demain.