— Demain, c’est ton deuxième jour, dit-elle en se rangeant le long du trottoir à l’extérieur du parking qu’ils utilisent. Deuxième sur trois.
— Holly…
— Non ! dit-elle, férocement. Ne commence même pas ! Tu as promis ! » Elle pousse le levier de vitesse en position PARKING et se tourne pour lui faire face. « Tu penses que Hartsfield joue la comédie, c’est ça ?
— Ouaip. Peut-être pas depuis qu’il a ouvert les yeux pour la première fois et demandé après sa maman chérie, mais je pense que depuis ce jour-là, il a bien progressé. Peut-être même qu’il est complètement remis. Il simule la semi-catatonie pour éviter de passer en jugement. Sauf qu’on pourrait penser que Babineau le sait. Ils doivent faire des tests, des scanners et tout ça…
— Peu importe. S’il est capable de penser, et s’il apprenait un jour que tu as repoussé ton traitement et que tu es mort à cause de lui, comment crois-tu qu’il le prendrait ? »
Hodges ne répond pas, alors Holly le fait pour lui.
« Il serait ravi ravi ravi ! Il serait toufument ravi !
— OK, dit Hodges. J’entends ce que tu me dis. Aujourd’hui et les deux prochains jours. Mais oublie mon cancer une seconde. S’il est capable, Dieu sait comment, de sortir de cette chambre d’hôpital… c’est effrayant.
— Je sais. Et personne ne nous croirait. Ça aussi, c’est effrayant. Mais rien ne m’effraie plus que l’idée que tu puisses mourir. »
Il a envie de la prendre dans ses bras pour ça, mais elle affiche actuellement une de ses nombreuses expressions haptophobes, donc il choisit de regarder sa montre à la place.
« J’ai un rendez-vous, et je ne voudrais pas faire attendre la dame.
— Moi, je vais à l’hôpital. Même s’ils ne me laissent pas voir Barbara, Tanya sera là, et elle appréciera sûrement de voir le visage d’une amie.
— Bonne idée. Mais avant que tu partes, j’aimerais que tu essaies de retrouver le fiduciaire en charge de la faillite de Sunrise Solutions.
— Il s’appelle Todd Schneider. Il travaille dans un cabinet d’avocats à six noms. Leurs bureaux sont à New York. Je l’ai trouvé pendant que tu parlais à M. Neville.
— T’as fait ça sur ton iPad ?
— Oui.
— Holly, t’es un génie.
— Non, c’est juste des recherches internet. C’est toi le génie, c’était ton idée. Je l’appellerai, si tu veux. »
L’expression de son visage indique à quel point elle redoute cette éventualité.
« C’est pas nécessaire. Appelle juste son bureau et vois si tu peux me prévoir un rendez-vous téléphonique avec lui. Le plus tôt possible demain. »
Elle sourit.
« D’accord. » Puis son sourire s’efface. Elle montre son ventre du doigt. « Ça fait mal ?
— Rien qu’un peu. » Pour l’instant, c’est vrai. « La crise cardiaque était pire. » Ça aussi, c’est vrai, mais peut-être pas pour longtemps. « Si tu vois Barbara, dis-lui que je pense à elle.
— Promis. »
Holly le regarde rejoindre sa voiture, remarquant comment sa main gauche vient se poser sur ses côtes après qu’il a remonté le col de son manteau. Ça lui donne envie de pleurer. Ou de hurler d’indignation. La vie peut être très injuste. Elle sait ça depuis le lycée, où elle était la risée de tout le monde, mais ça l’étonne encore. Ça ne devrait pas, mais ça l’étonne encore.
20
Hodges traverse à nouveau la ville, tripotant sa radio à la recherche d’un bon morceau de hard rock. Il tombe sur My Sharona par les Knack sur BAM-100 et monte le volume. Quand la chanson se termine, l’animateur revient, parlant d’une grosse tempête venant des Rocheuses et se dirigeant vers l’Est.
Hodges n’y prête pas attention. Il pense à Brady, et à la première fois où il a vu un de ces Zappit. C’était Bibli Al qui les distribuait. Quel était le nom de famille de Al ? Il n’arrive pas à se rappeler. Si tant est qu’il l’ait jamais su.
Quand il arrive dans ce bar au nom amusant, il trouve Norma Wilmer installée à une table du fond, à l’écart de la foule excitée d’hommes d’affaires braillant et se tapant dans le dos tout en se frayant un chemin jusqu’au comptoir. Norma a troqué son uniforme d’infirmière contre un tailleur-pantalon vert foncé et des petits talons. Il y a déjà un verre devant elle.
« C’est moi qui étais censé payer, dit-il en s’asseyant en face d’elle.
— Ne vous inquiétez pas, dit-elle. J’ai encore rien réglé, la note vous attend.
— Je préfère ça.
— Si quelqu’un me voyait parler avec vous et le rapportait à Babineau, il ne pourrait certes pas me virer ni même me faire transférer dans un autre service, mais il pourrait me mener la vie dure. Remarquez, moi aussi je pourrais lui rendre la pareille.
— Vraiment ?
— Vraiment. Je pense qu’il pratique des expériences sur votre vieux copain Brady Hartsfield. Il lui administre des pilules contenant Dieu sait quoi. Des injections, aussi. Des vitamines, soi-disant. »
Hodges la regarde avec surprise.
« Depuis combien de temps ?
— Des années. C’est une des raisons pour lesquelles Becky Helmington a quitté le service. Elle ne voulait pas être l’infirmière qui se retrouverait au centre du scandale si Babineau lui donnait la mauvaise vitamine et le tuait. »
La serveuse arrive. Hodges commande un Coca avec une cerise dedans.
Norma renâcle.
« Un Coca ? Sérieusement ? Allez quoi, soyez un homme, un vrai.
— J’ai renversé plus d’alcool, dans ma vie, que vous n’en boirez jamais, ma toute belle, dit Hodges. Bon sang, mais qu’est-ce que peut bien trafiquer Babineau ? »
Elle hausse les épaules.
« Aucune idée. Mais il serait pas le premier toubib à faire des expériences sur quelqu’un dont le monde entier n’a rien à carrer. Vous avez déjà entendu parler de l’étude de Tuskegee sur la syphilis ? Le gouvernement américain a utilisé quatre cents hommes noirs comme rats de laboratoire. Ça a duré quarante ans, et à ma connaissance, aucun d’eux n’avait foncé dans une foule de gens sans défense. » Elle lui fait un sourire en coin. « Enquêtez sur Babineau. Coincez-le. Je vous mets au défi.
— C’est Hartsfield qui m’intéresse, mais compte tenu de ce que vous me dites, je serais pas surpris si Babineau en subissait les retombées.
— Alors vive les retombées ! »
L’exaltation de Norma lui laisse à penser qu’elle n’en est pas à son premier verre. Après tout, il est un fin limier.
Quand la serveuse arrive avec le Coca de Hodges, Norma descend son verre d’une traite et le lui tend.
« La même chose, s’il vous plaît, et puisque c’est le gentleman qui paye, autant m’en mettre un double. »
La serveuse prend le verre et s’en va. Norma reporte son attention sur Hodges.
« Vous disiez avoir des questions. Allez-y tant que je peux encore y répondre. J’ai la bouche légèrement engourdie et ça va pas aller en s’arrangeant.
— Qui est sur la liste des visiteurs de Brady ? »
Norma fronce les sourcils.
« La liste des visiteurs ? Vous plaisantez ? Qui vous a dit qu’il avait une liste de visiteurs ?
— Feu Ruth Scapelli. Juste après avoir remplacé Becky. Je lui avais proposé cinquante dollars en échange des rumeurs qu’elle entendrait sur lui — c’était mon tarif avec Becky — et elle a réagi comme si je lui avais pissé sur les godasses. Puis elle a dit, “Vous n’êtes même pas sur sa liste de visiteurs.”