— Hmm.
— Et aujourd’hui, Babineau a dit…
— Oui, je sais, des conneries à propos du procureur. J’ai entendu, Bill, j’étais là. »
La serveuse pose le nouveau verre de Norma devant elle et Hodges sait qu’il ferait mieux de se dépêcher d’en finir avant qu’elle se mette à lui rebattre les oreilles avec tout : de son boulot, où elle se sent sous-estimée, à sa vie amoureuse, triste et inexistante. Quand les infirmières boivent, elles ont tendance à se lâcher. Elles sont un peu comme les flics pour ça.
« Vous travaillez dans le Bocal depuis aussi longtemps que j’ai commencé à venir…
— Bien plus longtemps. Douze ans. » Elle articule douze ans comme doux jean. Elle lève son verre pour porter un toast et avale la moitié de son Martini. « Et voilà que maintenant, je suis promue chef de service, du moins temporairement. Deux fois plus de responsabilités pour le même salaire, j’en doute pas.
— Avez-vous vu quelqu’un du bureau du procureur, récemment ?
— Nan. Y a eu toute une brigade d’attachés-cases au début, accompagnés de médecins-toutous qui trépignaient d’impatience à l’idée de déclarer le fils de pute apte à passer en jugement, mais ils sont tous repartis la queue entre les jambes quand ils l’ont vu baver et essayer d’attraper une cuillère. Ils sont revenus à plusieurs reprises pour vérifier, de moins en moins nombreux à chaque fois, mais rien dernièrement. D’leur point de vue, c’est ri’n qu’un légume. Terminé, point barre.
— Donc ils s’en fichent ? »
Évidemment. Excepté quelques rétrospectives occasionnelles les jours où l’actualité est au ralenti, l’intérêt porté à Brady Hartsfield est peu à peu retombé. Il existe toujours des dépouilles plus fraîches pour les charognards.
« Vous savez bien qu’oui. » Une mèche de cheveux est tombée devant ses yeux. Elle souffle dessus pour la repousser. « Est-ce qu’on a déjà essayé de vous empêcher de le voir ? »
Non, pense Hodges, mais ça fait un an et demi que j’ai arrêté de venir.
« S’il y avait une liste…
— Elle serait de Babineau, pas du procureur. Sur la question du Tueur à la Mercedes, le procureur est comme le blaireau puant, Bill. Il s’en tape.
— Le quoi ?
— Laissez tomber.
— Vous pourriez vérifier si une telle liste existe ? Maintenant que vous êtes chef de service ? »
Elle réfléchit puis dit :
« Elle ne peut pas être sur l’ordinateur, ce serait trop facile d’accès, mais Scapelli gardait des dossiers dans un tiroir du bureau de l’accueil qu’elle fermait à clé. Elle était très forte pour recenser qui avait été méchant et qui avait été gentil. Si je trouve quelque chose, est-ce que ça vaudra vingt dollars ?
— Cinquante si vous m’appelez demain. » Hodges ne sait même pas si elle se souviendra de cette conversation demain. « Chaque seconde compte.
— Si une telle liste existe, c’est sûrement rien de plus qu’un coup d’égo-trip, vous savez. Babineau aime avoir Hartsfield pour lui tout seul.
— Mais vous vérifierez ?
— Ouais, qu’est-ce qui m’en empêche ? Je sais où Scapelli gardait la clé de son tiroir. Merde, tous les infirmiers du service le savent. Dur de se faire à l’idée que la vieille Ratched soit morte. »
Hodges hoche la tête.
« Il peut faire bouger des trucs, vous savez. Sans les toucher. »
Norma ne le regarde pas ; elle fait des cercles sur la table avec le pied de son verre. On dirait qu’elle essaie de reproduire le logo des jeux Olympiques.
« Hartsfield ?
— De qui on parle ? Ouais, Hartsfield. Il fait ça pour foutre la trouille aux infirmiers. » Elle lève la tête. « Je suis soûle, alors je vais vous dire un truc que je dirais jamais si j’étais sobre. J’aimerais que Babineau le tue. Qu’il lui injecte un truc vraiment toxique et qu’il le fasse dégager. Parce qu’il me fait peur. » Elle marque une pause, puis ajoute : « Il nous fait peur à tous. »
21
Holly arrive à joindre l’assistant personnel de Todd Schneider à l’instant où il s’apprête à fermer le bureau pour partir. L’assistant lui dit que M. Schneider devrait être disponible entre huit heures trente et neuf heures demain matin. Après ça, il a des rendez-vous toute la journée. »
Holly raccroche, se passe de l’eau sur le visage dans le minuscule cabinet de toilette, se remet du déodorant, ferme le bureau et décolle pour Kiner juste à temps pour se retrouver dans les bouchons du soir. Il est six heures et il fait nuit noire quand elle arrive enfin. La femme au bureau des renseignements vérifie sur son ordinateur et lui dit que Barbara Robinson est Chambre 528, Aile B.
« C’est en soins intensifs ? demande Holly.
— Non, madame.
— Bien », dit Holly, et elle poursuit son chemin en faisant claquer ses chaussures à petits talons confortables.
L’ascenseur s’arrête au cinquième étage et s’ouvre sur les parents de Barbara, qui attendent pour monter. Tanya a son téléphone portable à la main et regarde Holly comme si c’était une apparition. Jim Robinson dit qu’il n’y croit pas.
Holly se recroqueville un peu sur elle-même.
« Quoi ? Pourquoi vous me regardez comme ça ? Qu’est-ce qu’il y a ?
— Rien, dit Tanya. C’est juste que j’allais t’appeler… »
Les portes de l’ascenseur commencent à se refermer. Jim passe son bras et elles s’écartent à nouveau. Holly sort.
« … en arrivant en bas », termine Tanya, et elle montre un écriteau sur le mur. C’est un téléphone portable barré d’un trait rouge.
« Moi ? Pourquoi ? Je croyais qu’elle avait juste une jambe cassée. Enfin, je sais qu’une jambe cassée c’est grave, mais…
— Elle est réveillée et elle va bien », la coupe Jim mais lui et Tanya échangent un regard qui suggère le contraire. « La fracture est plutôt propre, à vrai dire, mais ils lui ont trouvé une vilaine bosse à l’arrière de la tête et ils ont décidé de la garder en observation pour la nuit. Le médecin qui lui a réparé la jambe dit qu’il est sûr à quatre-vingt-dix-neuf pour cent qu’elle pourra sortir demain.
— Ils ont fait des analyses toxicologiques, dit Tanya. Aucune trace de drogue dans son organisme, ce à quoi je m’attendais. Mais c’est quand même un soulagement.
— Alors qu’est-ce qui ne va pas ?
— Tout », répond simplement Tanya. Elle a l’air d’avoir dix ans de plus que la dernière fois où Holly l’a vue. « C’est la maman d’Hilda Carver qui a emmené Barb et sa fille à l’école aujourd’hui, c’est sa semaine. Selon elle, Barbara allait bien dans la voiture, un peu plus silencieuse que d’habitude, mais en forme. Barbara a dit à Hilda qu’elle devait aller aux toilettes et c’est la dernière fois qu’Hilda l’a vue. Elle dit que Barb a dû sortir par l’une des portes latérales du gymnase. Les portes de “secours”, comme les appellent les élèves.
— Et Barbara, qu’est-ce qu’elle dit ?
— Rien, elle ne veut rien nous dire. » Sa voix tremble et Jim passe un bras autour de ses épaules. « Mais elle dit qu’elle veut bien te parler, à toi. C’est pour ça que j’allais t’appeler. Elle dit que tu es la seule qui pourrait comprendre. »
22