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Holly marche lentement jusqu’à la Chambre 528, tout au bout du couloir. Elle a la tête baissée et elle est en pleine réflexion, c’est pour cette raison qu’elle manque de peu percuter l’homme poussant un chariot de livres de poche usés et de Kindle avec l’étiquette PROPRIÉTÉ DE KINER collée en dessous de l’écran.

« Pardon, lui dit Holly. Je ne regardais pas où j’allais.

— Y a pas de mal », dit Bibli Al en poursuivant son chemin.

Elle ne le voit pas s’arrêter et se retourner pour la regarder ; elle est en train de rassembler tout son courage pour la conversation qui l’attend. Ça risque d’être fort en émotion, et les scènes fortes en émotion l’ont toujours terrifiée. Heureusement qu’elle aime Barbara, ça aide.

Et puis elle est curieuse.

Elle frappe à la porte entrouverte et, comme personne ne lui répond, elle jette un coup d’œil à l’intérieur.

« Barbara ? C’est Holly. Je peux entrer ? »

Barbara affiche un sourire blafard et pose l’exemplaire abîmé de Hunger Games. La Révolte qu’elle est en train de lire. C’est sûrement l’homme au chariot qui le lui a donné, pense Holly. Barbara est redressée dans son lit, en pyjama rose au lieu d’une chemise d’hôpital. Holly présume que c’est sa mère qui a dû le lui amener, ainsi que le ThinkPad qu’elle voit sur la table de nuit. Le pyjama rose lui redonne un peu de couleurs mais elle paraît quand même ébranlée. Elle n’a pas de bandage autour de la tête, la bosse ne doit donc pas être si terrible que ça. Holly se demande s’ils la gardent en observation pour une autre raison. Elle ne voit qu’une chose, et elle aimerait croire que c’est une idée ridicule mais elle n’y parvient pas vraiment.

« Holly ! Comment t’as fait pour arriver aussi vite ?

— Je venais te rendre visite. » Holly entre et referme la porte derrière elle. « Quand un ami est à l’hôpital, on va le voir, et nous sommes amies. J’ai croisé tes parents devant l’ascenseur. Ils m’ont dit que tu voulais me parler.

— Oui.

— Qu’est-ce que je peux faire pour toi, Barbara ?

— Eh ben… je peux te poser une question ? C’est assez personnel.

— D’accord. »

Holly s’assoit dans le fauteuil près du lit. Avec précaution, comme si elle risquait de se prendre une décharge électrique.

« Je sais que t’as traversé des périodes difficiles. Tu sais, quand t’étais plus jeune. Avant que tu travailles pour Bill.

— Oui », répond Holly. Le plafonnier est éteint, seule la lampe de chevet est allumée. Sa lueur les enveloppe en leur créant un petit espace intime. « Très difficiles.

— Est-ce que t’as déjà essayé de te tuer ? » Barbara lâche un petit rire nerveux. « Je t’avais dit que c’était personnel.

— Deux fois. » Holly répond sans la moindre hésitation. Elle se sent étonnamment calme. « La première fois, je devais avoir à peu près ton âge. Parce que les enfants étaient méchants avec moi à l’école, ils me donnaient des surnoms blessants. J’ai pas supporté. Mais je n’ai pas essayé très fort. J’ai juste avalé une poignée d’aspirine et de décongestionnants.

— Et la deuxième fois, tu as essayé plus fort ? »

C’est une question délicate à laquelle Holly réfléchit prudemment.

« Oui et non. C’était après avoir eu des ennuis avec mon patron, ce qu’on appelle aujourd’hui du harcèlement sexuel. À l’époque, ça n’avait pas vraiment de nom. J’avais une vingtaine d’années. J’ai pris des comprimés plus forts, mais toujours pas assez pour faire le travail et une partie de moi le savait. J’étais quelqu’un de très instable mais je n’étais pas stupide, et c’était ce moi-là qui voulait vivre. En partie parce que je savais que Martin Scorsese ferait d’autres films et que j’avais envie de les voir. Martin Scorsese est le meilleur réalisateur vivant sur cette terre. Il fait des films longs comme des romans. La plupart des films sont juste courts comme des nouvelles.

— Est-ce que ton patron t’a genre, attaquée  ?

— Je n’ai pas envie d’en parler, et ça n’a pas d’importance. » Holly ne veut pas non plus lever les yeux, mais elle se dit que c’est Barbara qu’elle a en face d’elle, alors elle se force. Parce que Barbara a été son amie en dépit de tous ses tics et ses tocs, ses hannetons et ses araignées au plafond. Et que c’est au tour de Barbara d’avoir des ennuis. « Peu importent les raisons, le suicide va à l’encontre de tous les instincts humains, et c’est ça qui fait que c’est fou. »

Sauf peut-être dans certains cas, se dit-elle. Certains cas de phase terminale. Mais Bill n’est pas en phase terminale.

Je le laisserai pas en arriver là.

« Je vois ce que tu veux dire », dit Barbara. Elle tourne la tête d’un côté à l’autre sur l’oreiller. À la lueur de la lampe, des sillons de larmes luisent sur ses joues. « Je vois.

— Est-ce que c’est pour ça que tu étais à Lowtown ? Pour te tuer ? »

Barbara ferme les yeux mais des larmes perlent entre ses cils.

« Je pense pas. Enfin, pas au début en tout cas. Je suis allée là-bas parce que la voix m’a dit de le faire. Mon ami. » Elle s’interrompt, réfléchit. « Mais c’était pas mon ami, en fait. Un ami ne voudrait pas que je me tue, pas vrai ? »

Holly prend la main de Barbara. D’ordinaire, elle a du mal avec le contact physique, mais pas ce soir. Peut-être parce qu’elle a l’impression qu’elles sont protégées dans leur petit espace secret ; peut-être parce que c’est Barbara. Peut-être les deux.

« De quel ami parles-tu ? »

Barbara répond : « Celui des poissons. Celui qu’il y a à l’intérieur du jeu. »

23

C’est Al Brooks qui pousse le chariot-bibliothèque à travers le hall principal de l’hôpital (dépassant M. et Mme Robinson qui attendent Holly) et c’est Al Brooks qui prend un autre ascenseur jusqu’à la passerelle reliant l’hôpital à la Clinique des Traumatisés du Cerveau. C’est Al qui dit bonjour à l’infirmière Rainier à l’accueil, une ancienne qui le salue en retour sans lever le nez de son ordinateur. C’est toujours Al qui pousse son chariot dans le couloir, mais quand il le laisse devant la porte 217 et entre dans la chambre, Al Brooks disparaît et Z-Boy prend sa place.

Brady est assis dans son fauteuil avec son Zappit sur les genoux. Il ne lève pas les yeux de son écran. Z-Boy prend son propre Zappit dans la poche gauche de son ample blouse grise et l’allume. Il appuie sur l’icône du Fishin’ Hole et les poissons se mettent à nager sur l’écran de démarrage : des rouges, des jaunes, des dorés, et, de temps en temps, un rose plus rapide que les autres. La musique tinte. Et par intermittence, la tablette émet un flash brillant qui colore ses joues et transforme ses yeux vides en flaques bleues.

Ils restent ainsi pendant près de cinq minutes, l’un assis et l’autre debout, fixant tous les deux le ballet des poissons au son de la mélodie cristalline. Sur la fenêtre de Brady, les stores vénitiens s’agitent sans répit. Le couvre-lit s’abaisse d’un coup sec puis remonte. À une ou deux reprises, Z-Boy hoche la tête pour signifier qu’il comprend. Puis les mains de Brady se desserrent et lâchent la console. Le jeu glisse le long de ses jambes décharnées et atterrit par terre, entre ses pieds. Sa mâchoire se décroche. Ses paupières se ferment à demi. Les mouvements de sa poitrine sous sa chemise à carreaux deviennent imperceptibles.

Les épaules de Z-Boy se redressent. Il se secoue, éteint son Zappit et le remet dans la poche d’où il vient. De sa poche droite, il sort un iPhone. Une personne dotée de compétences informatiques considérables l’a équipé de plusieurs systèmes de sécurité dernier cri et a déconnecté le GPS intégré. Aucun nom ne figure dans le répertoire, seulement quelques initiales. Z-Boy tape FL.