« On se réveille, poupée de chair[26] », dit-elle en lui dérobant l’objet. Elle pousse le bouton Marche/Arrêt et le jette dans le tiroir du haut de la table de nuit de Brady. « Il nous reste du chemin à parcourir avant de dormir[27].
— Hein ? »
Norm regarde ses mains, comme s’il s’attendait à ce que le Zappit soit toujours là. Kelly demande à l’infirmière Rainier si elle veut prendre la tension de Hartsfield.
« Le taux d’oxygène a l’air un peu bas », dit-elle.
Mavis réfléchit, puis dit :
« Qu’il aille se faire foutre. »
Ils sortent.
27
À Sugar Heights, le quartier le plus huppé de la ville, une vieille Malibu tachetée de couches d’apprêt s’approche d’un portail fermé sur Lilac Drive. Les volutes de fer forgé du portail s’enroulent gracieusement en deux initiales, celles dont Barbara Robinson n’a pu se souvenir : FB. Z-Boy sort de sa voiture, sa vieille parka (deux déchirures, une dans le dos, une autre à la manche gauche, pauvrement raccommodées avec du ruban adhésif) battant autour de lui. Il compose le code en dessous de l’interphone et le portail commence à s’ouvrir. Il remonte en voiture, fouille sous le siège et en sort deux objets. L’un est une bouteille de soda en plastique au goulot coupé, bourrée de laine d’acier. L’autre est un revolver de calibre .32. Z-Boy introduit le canon du .32 dans le silencieux fait maison — une autre invention de Brady Hartsfield — et le tient sur ses genoux. De sa main libre, il pilote la Malibu pour remonter la jolie allée sinueuse.
Devant lui, les lumières automatiques du porche s’allument.
Derrière lui, le portail en fer forgé se referme silencieusement.
BIBLI AL
Il n’avait pas fallu longtemps à Brady pour se rendre à l’évidence : en tant qu’être physique, il était pour ainsi dire fini. Il était peut-être né idiot, comme on dit, mais il était loin de l’être resté.
Bon, il y avait la rééducation — le Dr Babineau l’avait prescrite et Brady pouvait difficilement protester —, mais la rééducation a ses limites. Il arrivait à se traîner sur environ dix mètres le long du couloir que certains patients appelaient Torture Avenue, mais seulement avec l’aide de la Coordinatrice du Centre de Rééducation, Ursula Haber, cette grosse gouine nazie.
« Encore un pas, monsieur Hartsfield », l’exhortait Haber.
Et quand il arrivait à faire un pas de plus, la salope en demandait un autre, et encore un autre. Lorsque Brady était enfin autorisé à s’écrouler sur son fauteuil roulant, tremblant et trempé de sueur, il se plaisait à imaginer fourrer sa chatte de chiffons imbibés de gazole et y mettre le feu.
« C’est bien ! s’écriait-elle. C’est bien, monsieur Hartsfield ! »
Et s’il arrivait à gargouiller un semblant de merci, elle se retournait en souriant fièrement, à l’affût d’un témoin éventuel : Regardez ! Mon petit singe savant a parlé !
Il pouvait parler (plus et mieux qu’ils ne le pensaient tous) et il pouvait traîner les pieds sur dix mètres le long de Torture Avenue. Dans ses bons jours, il pouvait manger de la crème anglaise sans trop en tartiner le devant de sa chemise. Mais il ne pouvait pas s’habiller tout seul, ni lacer ses chaussures, ni s’essuyer après avoir chié, ni même utiliser la télécommande (si évocatrice du bon temps de Truc 1 et Truc 2) pour regarder la télé. Il arrivait à la tenir mais il était loin de pouvoir jongler entre les petits boutons. Et si par miracle il arrivait à appuyer sur le bouton Marche, il se retrouvait le plus souvent à fixer un écran vide orné du message RECHERCHE DU SIGNAL. Ça le rendait fou — en ce début d’année 2012, tout le rendait fou — mais il avait soin de ne pas le montrer. Pour être en colère, il faut avoir une raison, or les légumes comme lui étaient censés n’avoir de raison pour rien.
Parfois, des avocats du bureau du procureur passaient à l’hôpital. Babineau protestait contre ces visites, certifiant qu’elles ne faisaient qu’entraver ses progrès, desservant par là même leurs intérêts à long terme, mais rien n’y faisait.
Parfois, des flics accompagnaient les avocats, et un jour un flic était venu seul. C’était un enculé de gros tas de graisse aux cheveux coupés en brosse et à l’attitude joviale. Brady était dans son fauteuil, le gros tas de graisse s’était donc assis sur le lit de Brady. Le gros tas de graisse avait dit à Brady que sa nièce était au concert des ’Round Here. « Treize ans et complètement gaga de ce groupe », avait-il fait en gloussant. Toujours en gloussant, il s’était penché en avant par-dessus son énorme bide et avait foutu un coup de poing dans les couilles de Brady.
« Petit cadeau de ma nièce, avait dit le gros tas de graisse. Tu l’as senti passer ? J’espère bien, mec. »
Brady l’avait senti mais pas autant que le gros tas de graisse devait l’espérer, parce que entre sa taille et ses genoux, tout était devenu plus ou moins vague. Le circuit de son cerveau censé contrôler cette partie de son corps avait grillé, supposait-il. Ce qui généralement est une mauvaise nouvelle. Mais c’est plutôt une bonne nouvelle quand on reçoit un crochet du droit dans les bijoux de famille. Il resta assis, le visage impassible. Un petit filet de bave sur le menton. Mais il nota mentalement le nom du gros tas de graisse. Moretti. Et il l’ajouta à sa liste.
Brady avait une longue liste.
Il avait conservé une mince emprise sur Sadie MacDonald suite à son premier safari, totalement fortuit, dans son cerveau. (Il avait conservé une emprise bien plus forte sur le cerveau du simplet à la serpillière, mais partir en visite là-dedans ressemblait à prendre des vacances à Lowtown.) À plusieurs reprises, Brady avait réussi à la pousser vers la fenêtre, lieu de sa première syncope. Généralement, elle regardait simplement dehors puis retournait à ses occupations, ce qui était frustrant, mais un jour de juin 2012, elle eut une autre de ces mini-syncopes. Brady se retrouva une nouvelle fois à voir par ses yeux, mais là, non content de rester côté passager à regarder défiler le paysage, il eut envie de conduire.
Sadie leva les mains et se caressa les seins. Les pressa. Brady ressentit un petit chatouillis entre les jambes de Sadie. Il était en train de l’exciter légèrement. Intéressant mais pas vraiment utile.
Il pensa la faire se retourner et sortir de la chambre. Longer le couloir. Boire un peu d’eau à la fontaine. Son fauteuil roulant organique perso. Mais si quelqu’un lui parlait ? Que dirait-il ? Ou si Sadie revenait à elle une fois loin des réverbérations du soleil et se mettait à crier que Hartsfield était en elle ? Ils la croiraient folle. Ils la mettraient peut-être en congé. Si elle partait, Brady n’aurait plus accès à elle.
Il décida plutôt de plonger plus profond dans son esprit, de regarder les poissons-pensées aller et venir. Ils étaient plus nets à présent, mais majoritairement inintéressants.
Il y en avait un, cela dit… le rouge…
Celui-ci apparut dès que Brady y pensa, parce que c’était lui, Brady, qui pensait en elle.
Un gros poisson rouge.
Un poisson-papa.
Il l’attrapa. C’était facile. Son corps ne lui servait pratiquement plus à rien, mais à l’intérieur de l’esprit de Sadie, Brady était aussi agile qu’un danseur de ballet. Le poisson-papa l’avait agressée sexuellement de manière répétée entre les âges de six et onze ans. Ensuite, il avait fini par aller jusqu’au bout et se la taper. Sadie l’avait dit à une maîtresse à l’école et son père avait été arrêté. Papa s’était suicidé après sa libération sous caution.