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Surtout pour s’amuser, Brady commença à lâcher ses propres poissons dans l’aquarium mental de Sadie MacDonald : de tout petits poissons-globes toxiques qui n’étaient autres que l’exagération de pensées qu’elle nourrissait déjà dans la quatrième dimension qui existe entre l’esprit conscient et le subconscient.

Qu’elle l’avait encouragé.

Qu’en fait, ses petites attentions lui avaient plu.

Qu’elle était responsable de sa mort.

Que de ce point de vue, il ne s’était pas du tout suicidé. De ce point de vue, elle l’avait assassiné.

Sadie tressaillit violemment, ses mains s’envolèrent vers ses tempes, et elle se détourna de la fenêtre. Brady éprouva cette sensation de vertige et de bascule accompagnée de nausée au moment où il fut éjecté de son esprit. Elle le regardait, le visage blême et alarmé.

« Je crois que j’ai perdu connaissance pendant une seconde ou deux, dit-elle, puis elle eut un rire tremblotant. Mais tu ne diras rien, hein, Brady ? »

Bien sûr que non, et après ça, il trouva de plus en plus facile d’entrer dans la tête de Sadie. Elle n’avait plus besoin de regarder les reflets du soleil sur les pare-brise ; tout ce qu’elle avait à faire, c’était entrer dans la chambre. Elle perdait du poids. Son charme vague s’évaporait. Certaines fois son uniforme était sale, d’autres fois ses collants étaient filés. Brady continua à poser ses grenades sous-marines : tu l’as encouragé, ça t’a plu, tu es responsable, tu ne mérites pas de vivre.

Bon sang, c’était quelque chose.

Il arrivait que l’hôpital reçoive des cadeaux, et, en septembre 2012, le Kiner Memorial reçut une douzaine de consoles de jeux portables Zappit, offertes soit par la compagnie qui les fabriquait, soit par une quelconque association caritative. L’administration les transmit à la minuscule bibliothèque attenante à la chapelle non confessionnelle de l’hôpital. Là, un employé les déballa, les examina, les jugea stupides et obsolètes et les remisa sur une étagère du fond. C’est là que Bibli Al les trouva en novembre et en prit une pour lui.

Al appréciait certains jeux, comme celui où il fallait faire traverser des crevasses remplies de serpents venimeux à Pitfall Harry, mais celui qu’il préférait, c’était Fishin’ Hole. Pas le jeu en lui-même, qui était idiot, mais l’écran de démo. Il supposait que ça aurait pu faire rire, mais pour Al ça n’avait rien d’une blague. Quand quelque chose le contrariait (comme son frère lui criant dessus parce qu’il n’avait pas sorti les poubelles pour le ramassage du jeudi matin, ou un coup de fil grincheux de sa fille depuis Oklahoma City), la petite musique et les poissons glissant lentement l’apaisaient toujours. Quelquefois, il perdait toute notion du temps. C’était incroyable.

Un soir, peu de temps avant que 2012 passe à 2013, Al fut saisi d’une inspiration. Hartsfield, dans la 217, était incapable de lire et n’avait témoigné aucun intérêt pour les livres audio ou la musique. Si quelqu’un lui mettait des écouteurs dans les oreilles, il tirait dessus jusqu’à ce qu’ils tombent, comme s’il les trouvait oppressants. Il serait tout aussi incapable de manipuler les petits boutons sous l’écran du Zappit mais il pourrait regarder la démo du Fishin’ Hole ou d’un autre jeu. Peut-être que ça lui plairait. Si c’était le cas, peut-être que ça plairait à d’autres patients (pour sa défense, Al ne les qualifiait jamais de légumes), et ce serait une bonne chose car certains patients du Bocal atteints de traumatismes cérébraux pouvaient se montrer violents. Si les écrans de démo les calmaient, ça faciliterait la tâche des médecins, des infirmières et des aides-soignants — et même des agents d’entretien.

Il pourrait même toucher une prime. Ça n’arriverait sûrement pas, mais un homme a le droit de rêver.

Ce soir de début décembre 2012, il entra dans la Chambre 217 peu après le départ de l’unique visiteur régulier de Brady. C’était un ancien inspecteur de police du nom de Hodges qui avait joué un rôle décisif dans l’arrestation de Hartsfield même si ce n’était pas lui qui lui avait fracassé le crâne et endommagé le cerveau.

Les visites de Hodges affectaient Hartsfield. Après son départ, les objets tombaient dans la Chambre 217, l’eau s’ouvrait et se fermait dans la douche et parfois la porte de la salle de bains s’ouvrait brutalement et se refermait en claquant. Les infirmières avaient vu tout ça, et elles étaient persuadées que Hartsfield en était la cause, mais le Dr Babineau fronçait le nez à cette idée. Il prétendait que c’était typiquement le genre de croyances hystériques qu’affectionnent certaines femmes (même si au Bocal, il y avait aussi des infirmiers). Al savait que ces histoires étaient vraies parce qu’il avait vu ces manifestations de ses propres yeux en plusieurs occasions, et il ne se considérait pas comme quelqu’un d’hystérique. Plutôt le contraire.

Lors d’une occasion mémorable, il avait entendu du bruit dans la chambre de Hartsfield en passant, il avait ouvert la porte et vu les stores vénitiens exécuter une espèce de boogaloo déjanté. C’était après une des visites de Hodges. Ça avait duré presque trente secondes avant que les stores ne s’immobilisent à nouveau.

Même s’il essayait de se montrer aimable — il essayait de se montrer aimable avec tout le monde —, Al n’appréciait pas Bill Hodges. L’homme semblait se réjouir de l’état de santé de Hartsfield. S’en délecter. Al savait que Hartsfield était un sale type qui avait assassiné des gens innocents, mais quelle espèce d’importance cela pouvait-il avoir quand l’homme qui avait commis ces actes n’existait plus ? Il ne restait guère plus de lui qu’une coquille vide. Certes, il pouvait remuer les stores et ouvrir et fermer l’eau. Et puis après ? Ces choses-là ne faisaient de mal à personne.

« Bonjour, monsieur Hartsfield, dit Al en cette soirée de décembre. Je vous ai apporté quelque chose. J’espère que vous y jetterez un coup d’œil. »

Il alluma le Zappit et toucha l’écran pour faire apparaître la démo du Fishin’ Hole. Les poissons se mirent à nager et la musique à jouer. Comme à chaque fois, Al fut apaisé, et il prit un moment pour profiter de cette sensation. Mais avant qu’il puisse tourner la console pour que Hartsfield la voie, il se retrouva en train de pousser son chariot-bibliothèque dans l’Aile A, à l’autre bout de l’hôpital.

Le Zappit avait disparu.

Voilà qui aurait dû le contrarier, mais non. Ça semblait tout à fait normal. Il était un peu fatigué et avait du mal à remettre de l’ordre dans ses pensées, mais sinon il se sentait bien. Heureux. Il baissa les yeux vers sa main gauche et vit qu’il s’était dessiné un gros Z dessus avec le stylo qu’il gardait toujours dans la poche de sa blouse.

Z pour Z-Boy, se dit-il, et il rit.

Brady n’avait pas pris la décision de sauter dans Bibli Al ; quelques secondes après que le vieux bonhomme avait baissé les yeux sur l’écran de sa console, il s’était retrouvé en lui. Il n’eut pas non plus la sensation d’être un intrus dans la tête du gars-bibliothèque. Pour le moment, ce corps était le sien, comme une berline de chez Hertz serait sa voiture aussi longtemps qu’il souhaiterait la conduire.

La conscience profonde du gars-bibliothèque était toujours là — quelque part —, mais ce n’était plus qu’un bourdonnement apaisant, comme le bruit d’une chaudière à la cave par un jour froid. Et pourtant, il avait accès à tous les souvenirs d’Alvin Brooks et à tout son savoir accumulé. Et le gars en avait accumulé pas mal, car avant de prendre sa retraite à l’âge de cinquante-huit ans, Bibli Al, alors connu sous le nom d’Ampère Brooks, exerçait le métier d’électricien à plein temps. Si Brady avait voulu recâbler un circuit électrique, il aurait pu le faire facilement, même s’il comprenait qu’il n’aurait peut-être plus cette compétence une fois revenu dans son propre corps.