Penser à son corps l’alarma, et il se pencha sur l’homme avachi dans le fauteuil. Ses yeux étaient mi-clos, ne laissant entrevoir que le blanc. Sa langue pendait d’un côté de sa bouche. Brady posa une main noueuse sur la poitrine de Brady et perçut un lent mouvement respiratoire. Bon, de ce côté-là ça allait, mais mon Dieu, il avait une mine affreuse. La peau sur les os. Voilà ce que Hodges lui avait fait.
Il quitta la chambre et fit le tour de l’hôpital, en proie à une espèce d’euphorie délirante. Il souriait à tout le monde. Il ne pouvait s’en empêcher. Avec Sadie MacDonald, il avait eu peur de foirer. Il avait encore peur, mais pas autant. Là, c’était mieux. Bibli Al lui allait comme un gant. Quand il croisa Anna Corey, la femme de ménage en chef de l’Aile A, il lui demanda comment s’en sortait son mari avec la radiothérapie. Elle lui répondit que tout bien réfléchi, Ellis tenait plutôt bien le coup, et elle le remercia d’avoir demandé.
Arrivé dans le hall d’entrée, il gara son chariot devant les toilettes pour hommes, s’assit sur les W-C et examina le Zappit. Dès qu’il vit le ballet des poissons, il comprit ce qui avait dû se passer. Les idiots qui avaient créé ce jeu avaient aussi créé, certainement par accident, un effet hypnotique. Tout le monde n’y serait pas sensible, mais Brady pensait que beaucoup de gens le seraient, et pas seulement ceux enclins aux syncopes légères comme Sadie MacDonald. Il savait par les lectures qu’il avait faites dans sa salle de contrôle du sous-sol que plusieurs consoles électroniques et jeux d’arcade pouvaient déclencher de l’épilepsie ou des hypnoses légères chez des personnes totalement normales, obligeant les fabricants à rajouter un avertissement (en caractères minuscules) sur la plupart des modes d’emploi : ne pas jouer pendant une durée prolongée, ne pas s’asseoir à moins de quatre-vingt-dix centimètres de l’écran, ne pas jouer si vous avez des antécédents épileptiques.
Ce n’était pas un effet limité aux jeux vidéo. Au moins un épisode du dessin animé Pokémon avait été strictement interdit de diffusion quand une centaine de gosses s’étaient plaints de maux de tête, de troubles de la vision, de nausées et de pertes de conscience brèves. Apparemment, c’était dû à une séquence de l’épisode où une série de missiles était lancée, provoquant un effet stroboscopique. La combinaison des poissons et de la petite musique fonctionnait de la même manière. Brady était étonné que la compagnie qui fabriquait les consoles Zappit n’ait pas reçu une avalanche de plaintes. Il découvrit plus tard qu’ils en avaient reçu, mais peu. Il en conclut qu’il y avait deux raisons à cela. Premièrement, Fishin’ Hole lui-même, ce jeu débile, ne provoquait pas le même effet. Deuxièmement, presque personne n’achetait de consoles de jeux Zappit. Dans le jargon du business informatique, c’était un brick.
Poussant toujours son chariot, l’homme portant le corps de Bibli Al retourna à la Chambre 217 et posa le Zappit sur la table de nuit — tout ça méritait davantage d’analyse et de réflexion. Puis (non sans regret) Brady quitta Bibli Al Brooks. Il y eut cette seconde de vertige et puis il se retrouva à regarder vers le haut et non plus vers le bas. Il était curieux de voir la suite des événements.
D’abord, Bibli Al resta planté là, un meuble ressemblant à un être humain. Brady tendit sa main gauche invisible et lui tapota la joue. Puis il essaya de pénétrer dans l’esprit de Al, s’attendant à le trouver barricadé, comme celui de l’infirmière MacDonald une fois qu’elle sortait de sa fugue passagère.
Mais la porte était grande ouverte.
La conscience profonde de Al était revenue, mais il lui en restait un peu moins à présent. Brady soupçonnait qu’une partie avait été asphyxiée par sa présence. Et alors ? Les gens se détruisent des neurones en buvant trop mais ils en ont plein de rechange. C’était la même chose pour Al. Du moins pour le moment.
Brady vit le Z qu’il avait dessiné sur le dos de la main de Al — sans raison, juste parce qu’il en avait été capable — et parla sans ouvrir la bouche.
« Hé, Z-Boy. Allez, va-t’en. Sors. Repars dans l’Aile A. Mais tu ne parleras de ça à personne, hein ?
— Parler de quoi ? » demanda Al, l’air confus.
Brady hocha la tête aussi bien qu’il le pouvait, et sourit aussi bien qu’il le pouvait. Il désirait déjà être dans Al à nouveau. Le corps de Al était vieux mais au moins, il fonctionnait.
« C’est ça, dit-il à Z-Boy. Parler de quoi. »
2012 devint 2013. Brady ne se fatiguait plus à essayer de renforcer ses muscles télékinésiques. Ça ne servait plus à rien maintenant qu’il disposait de Al. À chaque fois qu’il entrait en lui, son emprise était plus forte, son contrôle meilleur. Piloter Al, c’était comme piloter un de ces drones que l’armée utilisait pour surveiller les bougnoules en Afghanistan… avant de bombarder la gueule de leurs chefs.
Délicieux, vraiment.
Une fois, par l’intermédiaire de Z-Boy, il avait montré un des Zappit au vieux Off-Ret, espérant que Hodges serait fasciné par la démo du Fishin’ Hole. Être dans Hodges serait merveilleux. La première chose que Brady ferait serait d’attraper un crayon et de le planter dans les yeux du vieux flic. Mais Hodges jeta un rapide coup d’œil à l’écran et le rendit aussitôt à Bibli Al.
Brady réessaya quelques jours plus tard, cette fois avec Denise Woods, l’assistante kiné qui venait dans sa chambre deux fois par semaine lui faire travailler les jambes et les bras. Elle prit le Zappit quand Z-Boy le lui tendit, et regarda le ballet des poissons un peu plus longuement que Hodges. Quelque chose se passa, mais ce ne fut pas suffisant. Essayer d’entrer en elle était comme enfoncer le doigt dans une membrane en caoutchouc : elle céda un peu, suffisamment pour que Brady entraperçoive Denise donnant des œufs brouillés à son petit garçon sur sa chaise haute, mais ensuite elle l’éjecta.
Elle rendit le Zappit à Z-Boy et dit :
« Vous avez raison, ce sont de jolis poissons. Pourquoi vous ne continuez pas votre tournée, maintenant, Al ? Que Brady et moi fassions travailler ces fichus genoux. »
C’était donc ça. Il n’avait pas le même accès instantané aux autres qu’à Al, et Brady n’eut pas à réfléchir longtemps pour comprendre pourquoi. Al avait été préconditionné à la démo du Fishin’ Hole, il l’avait regardée des dizaines de fois avant d’apporter son Zappit à Brady. C’était une différence cruciale, et une déception écrasante. Brady s’était imaginé avoir des dizaines de drones à sa disposition, mais ça n’arriverait pas à moins de trouver un moyen de reprogrammer le Zappit et d’augmenter l’effet hypnotique. Était-ce possible ?
Ayant lui-même trafiqué toutes sortes de gadgets électroniques en son temps — Truc 1 et Truc 2, par exemple —, Brady pensait que oui. Après tout, le Zappit était équipé de la Wifi, et la Wifi, c’était la meilleure amie du hacker. Imaginons, par exemple, qu’il programme un flash de lumière intermittent ? Un genre de lumière stroboscopique, comme celle qui avait rongé le cerveau de ces gosses exposés à la séquence de tirs de missiles dans l’épisode de Pokémon ?