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La lumière stroboscopique pourrait aussi avoir une autre utilité. Lors d’un cours de fac intitulé Calculer le Futur (c’était juste avant qu’il abandonne les études pour de bon), la classe de Brady avait étudié un rapport de la CIA datant de 1995 et rendu public peu après le 11-Septembre. Il s’intitulait « Le Potentiel Opérationnel de la Perception Subliminale » et expliquait comment les ordinateurs pouvaient être programmés de manière à transmettre des messages si rapidement que le cerveau ne les reconnaissait pas comme des messages à proprement parler mais comme des pensées originales. Imaginons qu’il puisse insérer de tels messages dans la lumière stroboscopique ? Comme par exemple DORS BIEN MAINTENANT ou tout simplement DÉTENDS-TOI. Brady pensait que toutes ces choses, combinées à l’effet hypnotique préexistant de la démo, fonctionneraient plutôt bien. Bien sûr, il pouvait se tromper, mais il aurait donné sa main droite, qui ne lui servait pratiquement plus à rien, pour savoir.

Mais ça ne risquait pas d’arriver car deux problèmes apparemment insurmontables se posaient. L’un était d’amener les gens à regarder la démo suffisamment longtemps pour que l’effet hypnotique prenne. L’autre était encore plus élémentaire : comment diable était-il censé modifier quoi que ce soit  ? Il n’avait pas accès à un ordinateur, et quand bien même, qu’en aurait-il fait ? Il ne pouvait même pas lacer ses putains de chaussures ! Il envisagea d’utiliser Z-Boy mais renonça presque aussitôt à l’idée. Al Brooks vivait avec son frère et sa famille, et s’il devenait tout à coup expert en informatique, ça susciterait des questions. Surtout que la famille s’interrogeait déjà sur l’état de Al, qui se montrait de plus en plus distrait et bizarre. Brady supposait qu’ils le croyaient au bord de la sénilité, ce qui n’était pas si éloigné que ça de la vérité.

Il semblait que Z-Boy soit à court de neurones de rechange, tout compte fait.

Brady sombra dans la dépression. Il avait atteint le point bien trop familier où ses idées lumineuses se heurtaient de plein fouet à la réalité grisâtre. C’était arrivé avec l’aspirateur Rolla ; c’était arrivé avec son radar de recul informatisé ; c’était arrivé avec son écran motorisé et programmable qui était censé révolutionner la télésurveillance. Ses magnifiques inspirations n’aboutissaient jamais à rien.

Malgré tout, il avait un drone humain à portée de main et, après une visite particulièrement rageante de Hodges, Brady décida qu’il pourrait se remonter le moral en mettant son drone au travail. En conséquence, Z-Boy se rendit dans un cybercafé à une ou deux rues de l’hôpital et, après cinq minutes de recherches (de nouveau assis devant un écran d’ordinateur, Brady se sentit pousser des ailes), il découvrit où Anthony Moretti, alias l’enculé de gros tas de graisse broyeur de testicules, habitait. En sortant du cybercafé, Brady conduisit Z-Boy dans un magasin de surplus militaire et acheta un couteau de chasse.

Quand Moretti sortit de chez lui le jour suivant, il trouva un chien mort étendu sur le paillasson. On lui avait tranché la gorge. Sur le pare-brise de sa voiture, écrit avec le sang du chien, figurait le message suivant : ENSUITE C’EST TA FEMME & TES GOSSES.

Faire ça — être capable de faire ça — remonta le moral de Brady. La vengeance est une hyène, pensa-t-il, et cette hyène, c’est moi.

Des fois, il s’imaginait envoyer Z-Boy à la poursuite de Hodges et lui tirer une balle dans le ventre. Quel bonheur ce serait de se tenir au-dessus du vieux flic et de le regarder frissonner et gémir pendant que sa vie lui glisserait entre les doigts !

Ce serait génial, mais Brady perdrait son drone et, une fois en garde à vue, Al pourrait le dénoncer à la police. Et puis il y avait autre chose de plus important : ça ne suffirait pas. Hodges méritait plus qu’une balle dans le ventre suivie de dix ou quinze minutes d’agonie. Bien plus. Hodges devait vivre, respirer l’air toxique dans un sac de culpabilité auquel il ne pourrait échapper. Jusqu’à ce qu’il craque et se tue.

Ce qui était le plan initial, au bon vieux temps.

Mais comment faire ? pensa Brady. J’ai aucun moyen d’arriver à ça. J’ai Z-Boy — qui finira en maison de retraite médicalisée si ça continue —, et je peux faire bouger les stores avec ma main fantôme. Et c’est tout. Fin de l’histoire.

Puis au cours de l’été 2013, la zone de dépression dans laquelle il vivait fut transpercée par un rayon de lumière. Il eut de la visite. Une vraie visite, pas celle de Hodges ni d’un costard-cravate du bureau du procureur venu voir si son état de santé s’était par magie suffisamment amélioré pour qu’il puisse comparaître pour une douzaine de chefs d’inculpation dont, en tête de liste, huit accusations d’homicide volontaire au City Center.

Il y eut un bref coup à la porte, puis Becky Helmington passa la tête dans la chambre de Brady.

« Brady ? Il y a une jeune femme qui voudrait vous voir. Elle dit avoir travaillé avec vous et elle vous a apporté quelque chose. Voulez-vous la voir ? »

Brady ne pouvait penser qu’à une seule jeune femme. Il envisagea de dire non, mais sa curiosité venait d’être ravivée, ainsi que sa perversité (peut-être même que c’était la même chose). Il hocha mollement la tête et fit un effort pour repousser ses cheveux de ses yeux.

Sa visiteuse entra timidement, comme s’il pouvait y avoir des mines dissimulées dans le sol. Elle était en robe. Brady ne l’avait jamais vue en robe, n’aurait même pas imaginé qu’elle en possédait une. Mais elle avait toujours sa coupe en brosse foireuse, les cheveux tondus à ras du crâne comme à l’époque où ils travaillaient ensemble à la Cyber Patrouille de Discount Electronix, et elle était toujours aussi plate qu’une planche à repasser. Il se souvint de la blague d’un comique : Si les miches comptent pour du beurre, alors on va entendre parler de Cameron Diaz pendant longtemps. Mais elle avait mis de la poudre pour couvrir sa peau grêlée par l’acné (incroyable) et même une touche de rouge à lèvres (encore plus incroyable). Elle avait un paquet emballé à la main.

« Hé, mec, dit Freddi Linklatter avec une timidité inhabituelle. Ça va ? »

Tout un tas de possibilités s’ouvrirent soudain.

Brady fit de son mieux pour sourire.

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1

Cora Babineau s’éponge la nuque avec une serviette à ses initiales et fronce les sourcils en regardant l’écran de surveillance de la salle de sport du sous-sol. Elle n’a fait que six kilomètres sur dix sur le tapis de course, elle déteste être interrompue, et le tordu est de retour.

Ding-dong fait la sonnette. Cora tend l’oreille mais elle n’entend rien, aucun bruit de pas de son mari à l’étage. Sur l’écran, le vieux en parka miteuse reste planté. Il ressemble à un de ces vagabonds qu’on voit aux feux rouges, tenant des pancartes du style J’AI FAIM, SANS EMPLOI, VÉTÉRAN, SVP AIDEZ-MOI.

« Bon sang », grommelle-t-elle en arrêtant le tapis de course. Elle monte les escaliers, ouvre la porte donnant sur le couloir du fond et crie : « Felix ! C’est ton copain le tordu ! Ton AL ! »

Pas de réponse. Il est encore enfermé dans son bureau, probablement plongé dans cette espèce de jeu dont il semble s’être amouraché. Les premières fois où elle avait mentionné la nouvelle obsession étrange de Felix à ses amies du country club, c’était en plaisantant. Ce n’est plus très drôle, à présent. Il a soixante-trois ans, trop vieux pour jouer à des jeux vidéo d’enfants, trop jeune pour perdre la mémoire à ce point, et elle commence à se demander s’il ne serait pas en train de présenter des signes avant-coureurs de la maladie d’Alzheimer. Il lui a aussi traversé l’esprit que le copain tordu de Felix est une espèce de dealer, mais n’est-il pas affreusement vieux pour ça ? Et si son mari veut de la drogue, il peut certainement se fournir lui-même : selon lui, la moitié des médecins de Kiner sont shootés au moins la moitié du temps.