Ding-dong fait la sonnette.
« Oh, la barbe ! » dit-elle, et elle se rend elle-même à la porte, un peu plus irritée à chacune de ses longues enjambées.
C’est une femme grande et émaciée dont les formes féminines ont été réduites comme peau de chagrin par l’exercice. Son bronzage de terrain de golf tient même au plus profond de l’hiver, prenant juste une nuance jaune pâle qui lui donne l’air de souffrir d’une maladie chronique du foie.
Elle ouvre la porte. La nuit de janvier s’engouffre à l’intérieur, glaçant son visage et ses bras couverts de sueur.
« Je crois que j’aimerais bien savoir qui vous êtes, dit-elle, et ce que vous et mon mari trafiquez ensemble. Serait-ce trop demander ?
— Pas du tout, madame Babineau, dit-il. Des fois je suis Al. Des fois je suis Z-Boy. Ce soir je suis Brady. Et punaise, ce que c’est bon d’être dehors, même par un froid pareil. »
Elle baisse les yeux sur sa main.
« Qu’y a-t-il dans cette bouteille ?
— La fin de tous vos problèmes », répond l’homme à la parka rapiécée.
Il y a une détonation étouffée. Le fond de la bouteille de soda vole en éclats, accompagnés de brins roussis de laine d’acier. Ils flottent dans l’air comme des duvets de laiteron.
Cora sent quelque chose la frapper juste en dessous de son sein gauche ratatiné et pense, Ce déséquilibré de fils de pute vient de me donner un coup de poing. Elle essaie de prendre une inspiration mais n’y parvient pas. Son torse semble étrangement mort ; de la chaleur s’accumule au-dessus de l’élastique de son pantalon de jogging. Elle baisse les yeux, essayant toujours de prendre cette inspiration vitale, et voit une tache s’élargir sur le nylon bleu.
Elle lève un regard incrédule vers le type sur le seuil. Il tend les vestiges de la bouteille comme s’il s’agissait d’un présent, un petit cadeau pour se faire pardonner d’arriver à l’improviste à huit heures du soir. Ce qui reste de la laine d’acier sort de la bouteille telle une fleur calcinée d’une boutonnière. Elle réussit enfin à prendre une inspiration, qui est surtout liquide. Elle tousse et du sang jaillit de sa bouche.
L’homme en parka entre chez elle et claque la porte derrière lui. Il lâche la bouteille. Puis il pousse Cora. Elle chancelle, renverse un vase décoratif sur la petite console près du porte-manteau et tombe. Le vase se fracasse comme une bombe sur le parquet. Cora va chercher une autre de ces inspirations liquides — je suis en train de me noyer, pense-t-elle, de me noyer, là, dans l’entrée de ma maison — et tousse un peu plus de sang.
« Cora ? » appelle Babineau depuis les profondeurs de la maison. Il a la voix de quelqu’un qui vient de se réveiller. « Cora, ça va ? »
Brady lève le pied de Bibli Al et pose soigneusement la lourde chaussure de travail noire sur les tendons saillants du cou maigrelet de Cora Babineau. Un peu plus de sang gicle de sa bouche ; ses joues boucanées par le soleil en sont maintenant éclaboussées. Il appuie fort. Quelque chose craque en elle. Ses yeux enflent… enflent… puis deviennent vitreux.
« Coriace, la bonne femme », remarque Brady, presque affectueusement.
Une porte s’ouvre. Des pieds chaussés de pantoufles accourent et, la seconde d’après, Babineau est là. Il porte un peignoir sur un pyjama en soie ridicule façon Hugh Hefner. Ses cheveux d’argent, d’ordinaire sa fierté, sont sauvagement ébouriffés. Sa barbe a bien plus de trois jours, maintenant.
À la main, il a un Zappit vert d’où s’échappe la petite mélodie du Fishin’ Hole : À la mer, à la mer, près de la magnifique mer… Il regarde fixement sa femme allongée sur le sol de l’entrée.
« Plus d’exercice pour elle, dit Brady du même ton affectueux.
— Qu’avez-vous FAIT ? » hurle Babineau, comme si ça n’était pas évident.
Il se précipite vers Cora et veut s’agenouiller à côté d’elle mais Brady le crochète sous l’aisselle et le relève. Bibli Al n’a rien d’un Charles Atlas mais il est nettement plus fort que le corps décharné de la Chambre 217.
« Pas de temps à perdre, dit Brady. La fille Robinson est vivante, ce qui nécessite un changement de plan. »
Babineau le fixe du regard, essayant de remettre de l’ordre dans ses pensées qui lui échappent. Son esprit, jadis si affûté, a été émoussé. Et c’est la faute de cet homme.
« Regardez les poissons, dit Brady. Vous regardez vos poissons et moi je regarde les miens. On se sentira mieux tous les deux.
— Non », réplique Babineau.
Il a envie de regarder les poissons, il a toujours envie de les regarder, mais il a peur de le faire. Brady veut lui déverser son esprit dans la tête comme une espèce d’eau étrange, et à chaque fois que cela se produit, Babineau perd un peu plus de son être essentiel.
« Si, dit Brady. Ce soir vous devez être Dr Z.
— Je refuse !
— Vous n’êtes pas en position de refuser. Tout se barre en couilles. La police sera bientôt à votre porte. Ou Hodges, ce qui serait encore pire. Il ne vous récitera pas vos droits, lui, il se contentera de vous assommer avec son casse-tête maison. Parce que c’est un vil connard. Et parce que vous aviez raison. Il sait.
— Je ne veux pas… je ne peux pas… » Babineau regarde sa femme. Oh mon Dieu, ses yeux. Ses yeux exorbités. « La police ne voudra jamais croire… je suis un médecin respectable ! Nous sommes mariés depuis trente-cinq ans !
— Hodges le croira. Et quand Hodges prend le mors aux dents, il se transforme en un putain de Wyatt Earp. Il montrera votre photo à la fille Robinson. Elle la regardera et dira, Oh mais oui, c’est l’homme qui m’a donné le Zappit au centre commercial. Et si vous lui avez donné un Zappit, vous en avez probablement donné un à Janice Ellerton aussi. Oups ! Et n’oublions pas Scapelli. »
Babineau le fixe, incrédule, tâchant de mesurer l’ampleur du désastre.
« Et puis il y a les médicaments que vous m’avez filés. Peut-être que Hodges est déjà au courant, parce qu’il n’hésite pas à user de corruption, et la plupart des infirmiers du Bocal savent. C’est un secret de polichinelle : vous n’avez jamais cherché à le cacher. » Brady secoue tristement la tête de Bibli Al. « Votre arrogance.
— Des vitamines ! »
C’est tout ce que Babineau parvient à dire.
« Même la police ne le croira pas s’ils réquisitionnent vos dossiers et fouillent dans vos ordinateurs. » Brady jette un coup d’œil au corps sans vie de Cora. « Et il y a votre femme, bien sûr. Comment allez-vous expliquer ça ?
— Je regrette que vous ne soyez pas mort avant d’arriver à l’hôpital », dit Babineau. Sa voix monte dans les aigus, se muant en plainte : « Ou sur la table d’opération. Vous êtes un Frankenstein !
— Ne confondez pas le monstre avec son créateur », dit Brady, bien qu’il n’accorde pas réellement de crédit à Babineau sur le plan de la création. Le traitement expérimental du Dr B a peut-être quelque chose à voir avec ses nouvelles aptitudes, mais rien ou pas grand-chose avec son rétablissement. Brady est persuadé que c’est venu de lui. Un acte de pure volonté. « En attendant, on a une visite à faire, et on ne veut pas être en retard.