« Je n’ai toujours pas réussi à changer la sonnerie de mes messages sur mon iPhone pour qu’elle arrête d’effrayer les passants, poursuit-il.
— Je peux le faire pour vous, propose Dinah. Fastoche. Moi, j’ai Crazy Frog sur le mien.
— Parle-moi du site d’abord.
— Bon, y a eu un tweet, OK ? C’est quelqu’un au lycée qui m’en a parlé. Il a été repris sur pas mal de réseaux sociaux. Facebook… Pinterest… Google +… enfin, vous voyez, quoi. »
Hodges ne voit pas mais il fait oui de la tête.
« Je me souviens pas du tweet mot pour mot mais presque. Parce que ça peut pas faire plus de cent quarante caractères. Vous savez ça, hein ?
— Bien sûr », dit Hodges, quoiqu’il saisisse à peine ce qu’est un tweet.
Sa main gauche essaye de se glisser sur le côté, à l’endroit de la douleur. Il la retient.
« Il disait un truc du genre… » Dinah ferme les yeux d’une manière quelque peu théâtrale, mais faut dire qu’elle revient tout juste d’une répétition. « Mauvaise nouvelle, un taré a gâché le concert des ’Round Here. Mais vous voulez une bonne nouvelle ? Peut-être même un cadeau ? Allez sur mauvaisconcert.com. » Elle ouvre les yeux. « C’est probablement pas exact, mais vous voyez l’idée.
— Je vois, oui. » Il note le nom du site sur son carnet. « Donc tu y es allée…
— Ouais. On est beaucoup à y être allés. C’était plutôt drôle, en fait. Y avait un Vine des ’Round Here en train de chanter leur gros tube d’il y a quelques années, Des Bisous sur la Grande Roue, ça s’appelait, et au bout de vingt secondes environ, y avait un bruit d’explosion et une voix de canard qui disait, “Oh zut alors, concert annulé.”
— Je ne trouve pas ça drôle du tout, dit Angie. Vous auriez pu tous vous faire tuer.
— Il devait y avoir autre chose, dit Hodges.
— Ouais, bien sûr. Ça disait qu’y avait genre deux mille gamins là-bas, pour beaucoup à leur premier concert, et que ça avait pourri l’expérience de leur vie. Sauf que, bon, c’est pas pourri qu’y avait écrit.
— Je crois qu’on avait compris, ma chérie, dit Carl.
— Et puis ça disait que les sponsors des ’Round Here avaient reçu un lot de Zappit et qu’ils voulaient en faire cadeau. Vous savez, pour se faire pardonner, genre.
— Six ans après ? »
Angie paraît sceptique.
« Oui. C’est bizarre quand on y pense.
— Mais tu n’y as pas pensé », dit Carl.
Dinah hausse les épaules, l’air renfrogné.
« Si, mais ça m’a pas paru grave.
— Ben voyons, dit son père.
— Donc… quoi ? demande Hodges. Tu as juste envoyé ton nom et ton adresse et reçu ça », il pointe le Zappit du doigt, « dans ta boîte aux lettres ?
— Non, c’était un peu plus compliqué, répond Dinah. Il fallait genre prouver que t’étais bien au concert. Donc je suis allée voir la maman de Barbara. Vous savez, Tanya.
— Pourquoi ?
— Pour les photos. Je dois avoir les miennes quelque part par là mais je les trouvais pas.
— Sa chambre », dit Angie, et cette fois, c’est elle qui lève les yeux au ciel.
Dans le flanc de Hodges, la palpitation a repris, lente et régulière.
« Quelles photos, Dinah ?
— Ben, c’est Tanya — ça la dérange pas qu’on l’appelle Tanya — qui nous a emmenées au concert. Y avait Barb, moi, Hilda Craver et Betsy.
— Betsy… qui ?
— Betsy DeWitt, répond Angie. On avait décidé de tirer à la courte paille pour savoir qui emmènerait les filles. Tanya a perdu. Elle a pris le monospace de Ginny Carver parce que c’était le plus grand. »
Hodges hoche la tête.
« Bref, quand on est arrivées, reprend Dinah, Tanya nous a prises en photo. Il fallait qu’on ait des photos. Ça peut paraître bête mais on était petites. Maintenant j’écoute Mendoza Line et les Raveonettes mais à l’époque on était complètement folles des ’Round Here. Surtout de Cam, le chanteur principal. Tanya a utilisé nos téléphones. Ou peut-être le sien, je me rappelle plus trop. En tout cas, elle nous en a fait des copies à toutes, sauf que j’ai pas retrouvé les miennes.
— Tu as dû envoyer une photo sur le site pour prouver que tu étais au concert.
— C’est ça, par mail. J’avais peur que ce soit pas suffisant, qu’on voie que nous devant la voiture de Mme Carver, mais y en avait deux où on voyait l’Auditorium Mingo en arrière-plan, avec tous les gens qui faisaient la queue. Même ça, je pensais que ce serait pas suffisant, parce qu’on voyait pas l’enseigne avec le nom du groupe, mais ça a marché et j’ai reçu le Zappit une semaine plus tard. Dans une grosse enveloppe matelassée.
— Y avait-il une adresse d’expéditeur ?
— Mmh-mmh. Je me souviens pas de la boîte postale mais le nom c’était Sunrise Solutions. J’imagine que c’était le sponsor de la tournée. »
C’est possible, pense Hodges, la compagnie n’était pas encore en faillite à l’époque, mais il a de sérieux doutes.
« Est-ce qu’il a été envoyé d’ici, en ville ?
— Je me rappelle pas.
— J’en suis presque sûre, dit Angie. J’ai jeté l’enveloppe qui traînait par terre. C’est moi la bonne à tout faire, ici, vous savez. »
Elle lance un regard à sa fille.
« Désoléée », dit Dinah.
Dans son carnet, Hodges écrit Sunrise Solutions basé à NYC mais colis envoyé d’ici.
« Et ça remonte à quand, tout ça, Dinah ?
— Je suis allée sur le site l’année dernière. Je me rappelle plus quand exactement, mais je sais que c’était avant les vacances de Thanksgiving. Et comme je vous l’ai dit, il est arrivé super vite.
— Donc tu l’as depuis à peu près deux mois.
— Oui.
— Et aucun choc ?
— Non, rien du tout.
— Pendant que tu jouais — disons à Fishin’ Hole —, est-ce qu’il t’est déjà arrivé d’être désorientée ? »
La question a l’air d’inquiéter M. et Mme Scott, mais elle fait sourire Dinah.
« Vous voulez dire comme être hypnotisée ? Esprit es-tu là et tout ça ?
— Je ne sais pas exactement ce que je veux dire, mais OK, si tu veux.
— Non, répond gaiement Dinah. Et puis de toute façon, Fishin’ Hole, c’est vraiment bête comme jeu. C’est pour les petits. Faut se servir des flèches à côté du clavier pour déplacer le filet de Fisherman Joe, vous voyez ? On marque des points en attrapant les poissons. Mais c’est trop facile. La seule raison pour laquelle j’y vais de temps en temps, c’est pour voir s’il y a les poissons roses avec les chiffres.
— Les chiffres ?
— Oui. La lettre qui est arrivée avec le jeu en parlait. Je l’ai punaisée sur mon tableau d’affichage parce que j’ai vraiment envie de gagner la mobylette. Vous voulez la voir ?
— Certainement. »
Quand elle file à l’étage pour aller la chercher, Hodges demande s’il peut utiliser les toilettes. Une fois dans la salle de bains, il déboutonne sa chemise et regarde son flanc gauche qui le lance. Celui-ci semble un peu enflé et chaud au toucher, mais il se dit que ça peut tout aussi bien être le fruit de son imagination. Il tire la chasse et prend deux autres cachets blancs. C’est bon ? demande-t-il à son flanc douloureux. Tu peux la mettre un sourdine un moment et me laisser terminer ?