EN ATTENTE DE FISHIN’ HOLE indique l’écran. Un petit cercle tournicote pendant dix secondes ou plus (ça semble plus long) puis l’écran de démo apparaît. Des poissons nagent d’un côté à l’autre, ou décrivent des boucles, ou montent et descendent en diagonale. Des bulles s’échappent de leurs bouches et de leurs queues qui claquent. L’eau, verdâtre en haut, devient progressivement bleue en descendant. Une petite musique résonne, mais Hodges ne la reconnaît pas. Il observe et attend de ressentir quelque chose : une somnolence, vraisemblablement.
Les poissons sont rouges, verts, bleus, dorés, jaunes. C’est censé être des poissons tropicaux mais il leur manque cet hyperréalisme que Hodges a vu dans les pubs télé pour Xbox et PlayStation. Ces poissons sont des poissons de dessins animés, et plutôt rudimentaires en plus. Pas étonnant que le Zappit ait fait un bide, se dit-il, mais ouais, c’est sûr, il y a quelque chose de vaguement hypnotique dans la manière qu’ils ont de bouger, parfois seuls, parfois en couples et, de temps en temps, en bancs arc-en-ciel d’une demi-douzaine.
Et bingo, voici un poisson rose. Hodges le tape du doigt mais le poisson bouge un poil trop vite et il le loupe. Hodges marmonne « Merde ! » dans sa barbe. Il lève un instant les yeux vers la vitrine obscurcie du pressing, parce qu’il se sent en effet un peu somnolent. Il se donne une petite tape sur la joue gauche, puis sur la droite et rabaisse les yeux. Il y a davantage de poissons maintenant qui se croisent et s’entrecroisent en dessinant des motifs compliqués.
Ah, un autre rose, et cette fois il réussit à l’attraper avant qu’il ait disparu à gauche de l’écran. Le poisson lui fait un clin d’œil (un peu comme pour dire OK, Bill, tu m’as eu pour cette fois) mais aucun chiffre n’apparaît. Il attend, observe, et quand un autre poisson rose apparaît, il l’attrape aussi. Toujours aucun chiffre, juste un poisson rose qui ne ressemble à rien dans le monde réel.
La musique semble plus forte maintenant, et en même temps plus lente. Hodges pense, Elle a vraiment un effet, pas de doute. Un effet léger et sans doute complètement accidentel, mais bien réel.
Il pousse le bouton d’arrêt. L’écran s’illumine d’un MERCI D’AVOIR JOUÉ, À BIENTÔT avant de s’éteindre. Hodges regarde l’horloge du tableau de bord et découvre avec surprise qu’il est resté assis là à contempler le Zappit pendant plus de dix minutes. Il aurait dit plutôt deux ou trois. Cinq à tout casser. Dinah n’a pas parlé de perdre la notion du temps devant l’écran de démo du Fishin’ Hole, mais faut dire qu’il ne lui a pas demandé non plus. Et faut dire aussi qu’il se shoote aux antalgiques lourds et que ça n’est sûrement pas étranger à ce qui vient d’arriver. S’il est arrivé quoi que ce soit, cela dit.
Mais aucun chiffre.
Ces poissons roses étaient juste des poissons roses.
Hodges éteint le Zappit, le glisse dans la poche de son manteau avec son téléphone et rentre chez lui.
3
Freddi Linklatter — dépanneuse informatique et collègue de Brady avant que le monde découvre que Brady Hartsfield était un monstre — est assise à sa table de cuisine à faire tournicoter une flasque en argent en attendant l’homme à l’attaché-case classe.
Il se fait appeler Dr Z mais Freddi n’est pas idiote. Elle sait le nom qui se cache derrière les initiales dorées gravées sur l’attaché-case : Felix Babineau, chef neurologue au Kiner Memorial.
Est-ce qu’il sait qu’elle sait ? Elle suppose que oui, et s’en fiche. Mais c’est bizarre. Très bizarre. Il a la soixantaine, c’est le vieux friqué de base, mais il lui rappelle quelqu’un de beaucoup plus jeune. Quelqu’un, en fait, qui est le patient le plus célèbre (tristement célèbre) de ce Dr Babineau.
Et la flasque tourne, tourne. Elle porte, gravée sur le côté, la mention GH & FL 4Ever[28]. 4Ever n’a duré que deux ans, et Gloria Hollis a déserté depuis un petit moment déjà. Babineau — ou Dr Z comme il se présente lui-même, style méchant de bande dessinée — n’y est pas étranger.
« Il fout les jetons, disait Gloria. L’autre vieux aussi. Et tout ce fric, c’est flippant. C’est beaucoup trop. Je sais pas dans quoi tu t’es fourrée, Fred, mais tôt ou tard, ça va te péter à la gueule et je veux pas être victime des retombées. »
Évidemment, Gloria a aussi rencontré quelqu’un d’autre — quelqu’un d’un peu plus joli que Freddi avec son corps anguleux, son menton en galoche et ses joues grêlées — mais de ce détail, Gloria n’avait pas voulu parler, oh non.
Et la flasque tourne, tourne.
Tout paraissait tellement simple au départ. Et comment aurait-elle pu refuser l’argent ? Elle n’a jamais beaucoup économisé du temps de la Cyber Patrouille chez Discount Electronix, et le travail qu’elle avait réussi à se dégoter en tant que TI indépendante quand la boîte avait fermé suffisait à peine à lui épargner la mendicité. Les choses auraient pu être différentes si elle avait eu ce qu’Anthony Frobisher, son ancien boss, aimait appeler des « compétences sociales », mais les compétences sociales n’ont jamais été le fort de Freddi. Quand le vieux bonhomme qui se fait appeler Z-Boy lui avait fait son offre (et bon sang, son blaze à lui fait vraiment personnage de bédé), ç’avait été comme un cadeau du ciel. Elle vivait dans un appartement pourri du South Side, dans le secteur de la ville couramment surnommé le Paradis des Pedzouilles, et elle avait encore un mois de loyer en retard malgré le fric en liquide que lui avait déjà filé le gars. Qu’est-ce qu’elle était censée faire ? Refuser cinq mille dollars ? T’es pas sérieuse.
Elle se souvient du vieux bonhomme promenant le regard sur son T2, la plupart de ses affaires entassées dans des cabas en papier (trop facile de s’imaginer dormir sous un pont du périphérique avec ces sacs rassemblés autour d’elle).
« Vous aurez besoin d’un endroit plus grand, avait-il dit.
— Ouais, et les horticulteurs de Californie auraient besoin de pluie. »
Elle se rappelle avoir lorgné dans l’enveloppe qu’il lui tendait. Feuilleté la liasse de coupures de cinquante. Le bruit sympa que ça faisait.
« C’est cool, mais le temps que je rembourse tous les gens à qui je dois, il restera plus grand-chose. »
Elle pouvait gruger la plupart d’entre eux, mais le vieux bonhomme avait pas besoin de savoir ça.
« Y en aura d’autres, et mon patron s’occupera de vous trouver un appartement, il pourra vous être demandé d’y recevoir certaines livraisons. »
Là, quelques sirènes d’alarme s’allumèrent.
« Si c’est à de la drogue que vous pensez, laissez tomber. »
Elle avait rendu l’enveloppe bourrée de billets, même si ça lui faisait mal de le faire.
Le vieux l’avait repoussée avec une petite grimace de dégoût.
« Pas de drogue. Vous n’aurez à signer pour rien d’illégal. »
Donc voilà où elle se trouve : un appart’ en copropriété près du lac. Pas qu’il y ait une folle vue sur le lac depuis le sixième étage ni que l’endroit soit un palace, loin de là, surtout en hiver. On a juste un aperçu d’un coin d’eau qui scintille entre les tours plus récentes et plus chouettes, mais le vent s’engouffre sans problème, lui, merci bien, et en ce mois de janvier, qu’est-ce qu’il est froid. Elle a monté ce naze de thermostat à vingt-six et il faut encore qu’elle porte trois couches de vêtements et des caleçons longs sous son jean de travail cinq poches. Le Paradis des Pedzouilles est dans le rétroviseur, cela dit, et ça c’est cool, mais la question demeure : est-ce suffisant ?