Non sans regrets, Brady les empoigne avec sa main fantôme et les arrache.
7
Hodges passe sa soirée à manger lentement son yaourt tout en regardant la chaîne météo. La tempête annoncée, ridiculement baptisée Eugénie par les grosses têtes de la chaîne, continue d’arriver et devrait frapper la ville à un moment ou à un autre demain.
« Difficile d’être plus précis en l’état actuel des choses, affirme la première grosse tête, un chauve à lunettes, à l’autre grosse tête, une bombe blonde. On n’avait jamais vu une tempête aussi capricieuse. »
La blonde rit comme si son partenaire en météorologie avait dit un truc follement spirituel et Hodges pointe sa télécommande pour leur couper le sifflet.
La zapette, se dit-il en la regardant. C’est comme ça que tout le monde appelle ce machin. Sacrée invention, quand on y pense. On peut accéder à des centaines de chaînes différentes par une commande à distance. Plus la peine de se lever. Comme si on était à l’intérieur de la télévision et pas dans son fauteuil. Ou aux deux endroits en même temps. Un genre de miracle, quoi.
Au moment où il entre dans la salle de bains pour se laver les dents, son portable vibre. Il consulte l’écran et ne peut s’empêcher de rire, même si c’est douloureux. C’est maintenant qu’il est chez lui, dans l’intimité de son propre domicile où personne ne risque d’être dérangé par la sonnerie du Home Run, que son vieux coéquipier décide plutôt de lui téléphoner.
« Hé, Pete, sympa de savoir que tu te souviens encore de mon numéro. »
Pete n’a pas le temps de déconner.
« J’ai un truc à te dire, Kermit, et si tu décides de t’en servir, moi je suis comme le sergent Schultz dans Stalag 13. Tu t’souviens ?
— Ouaip. » Ce qui vrille tout à coup le ventre de Hodges n’est pas une crampe de douleur mais d’excitation. Étrange comme les deux se ressemblent. « Tu ne sais rien.
— Exact. Bien obligé, parce que en ce qui concerne nos services, le meurtre de Martine Stover et le suicide de sa mère sont une affaire classée. Et on ne va certainement pas rouvrir le dossier à cause d’une coïncidence, et les ordres viennent d’en haut. On est clairs là-dessus ?
— Comme de l’eau de roche, répond Hodges. C’est quoi, cette coïncidence ?
— L’infirmière-chef de la clinique des traumas de Kiner s’est suicidée la nuit dernière. Ruth Scapelli.
— J’ai appris ça, dit Hodges.
— Lors d’un de tes petits pèlerinages à l’hôpital pour rendre visite au charmant M. Hartsfield, je présume.
— Mouais. »
Inutile de signaler à Pete qu’il n’a même pas pu aller jusqu’à la porte du charmant M. Hartsfield.
« Scapelli avait un de ces gadgets, là. Un Zappit. Apparemment, elle l’a jeté à la poubelle avant de se trancher les veines. L’un des gars de la scientifique l’a trouvé.
— Ah. » Hodges retourne au salon et s’assoit, grimaçant lorsque son corps se plie en deux. « Et c’est l’idée que tu te fais d’une coïncidence ?
— Pas nécessairement, répond Pete gravement.
— Mais ?
— Mais je veux prendre ma retraite en paix, bon sang de bois ! S’il y a une balle à récupérer sur ce coup-là, Izzy peut le faire.
— Mais Izzy n’a aucune envie de récupérer une balle puante.
— Non. Et le capitaine non plus, sans parler du commissaire. »
En entendant ça, Hodges est forcé de réviser son opinion sur son ancien coéquipier : c’est pas un vieux flic fatigué, en fin de compte.
« T’as vraiment été leur parler ? Essayé de garder la balle en jeu ?
— Au capitaine, oui. En dépit des objections d’Izzy Jaynes, dois-je préciser. Ses objections stridentes. Le capitaine a parlé au commissaire. Et là, en fin de soirée, on me notifie de laisser tomber, et tu sais pourquoi.
— Ouais. Parce que c’est connecté à Brady, d’un côté comme de l’autre. Martine Stover étant l’une de ses victimes du City Center. Ruth Scapelli étant son infirmière. Il faudrait environ six minutes à un journaliste modérément futé pour faire le lien et pondre une belle grosse histoire à sensation. C’est ce que t’a dit le capitaine Pedersen ?
— Exactement. Personne à la police ne tient à ce que le projecteur soit de nouveau braqué sur Hartsfield, surtout si on considère qu’il est toujours jugé incompétent pour organiser sa défense et donc inapte à comparaître. Merde, personne à la mairie n’y tient. »
Hodges reste silencieux, à réfléchir de toutes ses forces — comme peut-être il n’a jamais réfléchi de toute sa vie. Il a appris l’expression franchir le Rubicon il y a belle lurette, quand il était au lycée, et compris sa signification sans avoir besoin de l’explication de Mme Bradley : prendre une décision irrévocable. Ce qu’il a appris par la suite, parfois à ses dépens, c’est que l’on rencontre la plupart de ces Rubicon sans y avoir été préparé. S’il dit à Pete que Barbara Robinson aussi avait un Zappit et qu’elle aussi avait peut-être des idées suicidaires quand elle a séché les cours pour descendre à Lowtown, Pete sera presque obligé d’en référer de nouveau à Pedersen. Deux suicides liés à des Zappit peuvent être rétrogradés au rang de coïncidence, mais trois ? Bon, d’accord, Barbara n’a pas exactement réussi, Dieu merci, mais elle a aussi un lien avec Brady. Elle était au concert des ’Round Here, non ? En compagnie d’Hilda Carver et de Dinah Scott qui elles aussi ont reçu des Zappit. Mais la police est-elle capable de croire ce que lui-même commence à croire ? C’est une question importante parce que Hodges aime Barbara Robinson et il ne tient pas à ce qu’on porte atteinte à sa vie privée si rien de concret n’en sort.
« Kermit ? T’es là ?
— Oui. Je réfléchissais. Est-ce que Mme Scapelli a reçu de la visite hier soir ?
— Peux pas te dire parce qu’on a pas interrogé les voisins. C’était un suicide, pas un meurtre.
— Olivia Trelawney aussi s’est suicidée, dit Hodges. Tu t’souviens ? »
C’est au tour de Pete de se taire. Évidemment qu’il se souvient, et il se souvient aussi qu’il s’agissait d’un suicide assisté. Hartsfield avait implanté un ver malveillant dans l’ordinateur d’Olivia Trelawney pour lui faire croire qu’elle était hantée par le fantôme d’une jeune mère tuée au City Center. Que la plupart des habitants de la ville en soient venus à la considérer comme en partie responsable du massacre parce qu’elle avait été négligente avec ses clés de voiture y avait aussi contribué.
« Brady a toujours adoré…
— Je sais ce qu’il a toujours adoré, dit Pete. Pas besoin d’en rajouter. J’ai encore un morceau de choix pour toi, si tu veux.
— Vas-y, balance.
— J’ai parlé à Nancy Alderson cet après-midi vers cinq heures. »
Bien, Pete, pense Hodges. Tu te crèves un peu le cul pour tes dernières semaines.
« Elle m’a dit que Mme Ellerton avait déjà acheté le nouvel ordinateur pour sa fille. Pour ses cours en ligne. Il est encore dans son emballage sous l’escalier menant au sous-sol. Ellerton s’apprêtait à l’offrir à Martine pour son anniversaire, le mois prochain.