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— Préparatifs pour l’avenir, en d’autres termes. Pas ce qu’on attendrait d’une femme suicidaire, si ?

— Non, j’imagine que non. Faut que j’y aille, Kermit. La balle est dans ton camp. Joue-la ou laisse-la filer. À toi de voir.

— Merci, Pete. J’apprécie que tu m’aies mis au courant.

— Je regrette le bon vieux temps, dit Pete. On aurait suivi la piste tous les deux et tant pis pour les conséquences.

— Mais ce temps est révolu. »

Hodges se masse le flanc.

« Oui. Révolu. Prends soin de toi. Tâche de reprendre un peu de poids, nom de Dieu.

— Je fais de mon mieux », répond Hodges mais il parle dans le vide, Pete a déjà raccroché.

Il se brosse les dents, prend un antidouleur et enfile lentement son pyjama. Puis il se met au lit et regarde fixement l’obscurité, attendant le sommeil, ou l’aube, selon ce qui se présentera en premier.

8

Après avoir enfilé les vêtements de Babineau, Brady a veillé à récupérer son badge d’identité sur son bureau, car la bande magnétique au dos en fait un passe universel. À vingt-deux heures trente ce soir-là, à peu près au moment où Hodges finit par être rassasié de météo, il l’utilise pour la première fois pour entrer dans le parking clôturé du personnel, derrière le bâtiment principal de l’hôpital. De jour, le parking est plein à craquer, mais à cette heure, il a l’embarras du choix. Il choisit de se garer aussi loin que possible de l’éclat envahissant des lampes à arcs de sodium. Il abaisse le dossier du siège de la tire de luxe du Dr B et coupe le contact.

Il se laisse aller au sommeil et se retrouve à naviguer à travers un léger brouillard de souvenirs déconnectés, tout ce qui reste de Felix Babineau. Il sent le goût de menthe du baume à lèvres de la première fille qu’il a embrassée, Marjorie Patterson, au collège de Joplin Est, dans le Missouri. Il voit un ballon de basket avec le mot VOIT écrit en lettres noires râpées. Il sent la chaleur dans son pantalon de jogging alors qu’il se fait pipi dessus pendant qu’il est en train de colorier derrière le vieux canapé de mémé, un énorme dinosaure recouvert de velours vert fané.

Apparemment, les souvenirs d’enfance sont les derniers à s’en aller.

Peu après deux heures du matin, il tressaille sous l’effet d’une vive réminiscence : son père lui administrant une gifle pour avoir joué avec des allumettes dans leur grenier, et il se réveille en sursaut dans le siège-baquet de la BM. Une seconde, le détail le plus net de ce souvenir subsiste : une veine palpitant dans le cou congestionné de son père, juste au-dessus du col de son polo de golf bleu Izod.

Puis il redevient Brady, revêtu du costume de peau de Babineau.

9

Confiné en Chambre 217, et dans un corps qui ne fonctionne plus, Brady a eu des mois pour dresser ses plans, les réviser et réviser leurs révisions. Il a commis des erreurs en cours de route (il regrette, par exemple, d’avoir utilisé Z-Boy pour envoyer un message à Hodges sous le Parapluie Bleu de Debbie et il aurait dû attendre avant de se lancer après Barbara Robinson), malgré tout il a persévéré, et voilà où il en est, au seuil de la réussite.

Il a répété mentalement cette partie de l’opération une bonne douzaine de fois, ce qui fait qu’il avance maintenant avec confiance. Un coup de carte magnétique lui donne accès à une porte marquée ENTRETIEN A. Aux étages supérieurs, les machines qui font tourner l’hôpital sont à peine audibles, un bourdonnement étouffé, si tant est qu’on les entende. Ici, elles font un grondement de tonnerre régulier, et le corridor carrelé est étouffant. Mais il est désert, comme escompté. Un hôpital de grande ville ne dort jamais d’un sommeil profond, mais aux petites heures du jour il ferme les yeux et somnole.

La salle de pause de l’équipe d’entretien est déserte aussi, tout comme la zone douches et vestiaires au-delà. Certains casiers sont fermés avec des cadenas mais la plupart sont ouverts. Il les essaie les uns après les autres, vérifiant les tailles, jusqu’à ce qu’il trouve une chemise grise et un pantalon de travail de la taille approximative de Babineau. Il ôte les habits du Babi et endosse la tenue d’agent d’entretien, sans oublier de transférer le flacon de comprimés qu’il a pris dans la salle de bains du toubib. Prescription pour Madame et Monsieur, mélange puissant. À l’une des patères près des douches, il aperçoit la touche finale : une casquette de baseball rouge et bleu des Groundhogs. Il la prend, ajuste la bande élastique à l’arrière et la rabat sur son front, veillant à bien rentrer tous les cheveux d’argent de Babineau.

Il remonte toute la longueur de l’Entretien A et tourne à droite dans la laverie de l’hôpital, humide en plus d’être étouffante. Deux femmes de ménage sont assises sur des chaises en plastique entre deux rangées de séchoirs Foshan gigantesques. Elles dorment, l’une avec une boîte de crackers en forme d’animaux renversée dans le creux de sa jupe en nylon vert. Plus loin, après les machines à laver, deux chariots de linge sont rangés contre un mur en parpaings. L’un est plein de chemises d’hôpital, l’autre chargé de piles de draps propres. Brady attrape une poignée de chemises, les pose par-dessus les draps soigneusement pliés et pousse le chariot devant lui dans le couloir.

Il lui faut changer d’ascenseur et remonter à pied la passerelle pour atteindre le Bocal, et il croise exactement quatre personnes sur son chemin. Deux infirmiers en train de chuchoter devant une armoire de fournitures médicales ; deux internes dans le salon des médecins occupés à rire silencieusement devant un écran de portable. Aucun d’eux ne prête attention à l’agent d’entretien de nuit qui passe, tête baissée, en poussant son lourd chariot de linge.

Le moment où il risque le plus de se faire remarquer — et peut-être reconnaître —, c’est quand il franchira le bureau de l’accueil au centre du Bocal. Mais sur les deux infirmières de garde, l’une est en train de jouer au solitaire sur son ordinateur et l’autre rédige des notes, soutenant sa tête de sa main libre. Celle-ci, apercevant un mouvement du coin de l’œil, salue l’homme qui passe sans lever la tête et lui demande comment il va.

« Bien, répond Brady. Froid quand même, cette nuit.

— Mmh-mmh, et il paraît que la neige arrive. »

Elle bâille et reprend ses notes.

Brady continue à pousser son chariot dans le couloir et s’arrête un peu avant la 217. L’un des petits secrets du Bocal, c’est que les chambres ont deux portes, l’une numérotée et l’autre non. Les portes non numérotées ouvrent sur les placards, permettant ainsi le réassortiment en draps et autres fournitures sans déranger le repos des patients… ou leur cerveau dérangé. Brady attrape quelques chemises, jette un rapide coup d’œil alentour pour s’assurer qu’il est toujours seul et se glisse par la porte anonyme. Un instant plus tard, il a les yeux posés sur lui-même. Des années durant, il a trompé tout son monde, leur faisant croire que Brady Hartsfield était ce que les personnels soignants appellent (uniquement entre eux) un légume, une larve, ou carrément un cata, comme catatonique. Là, c’est vraiment ce qu’il est.

Il se penche et caresse une joue légèrement piquetée de barbe. Passe le gras du pouce sur une paupière close, palpant la courbe du globe oculaire en dessous. Soulève une main, la retourne et la repose doucement, paume en l’air, sur le couvre-lit. De la poche du pantalon gris, il sort le flacon de comprimés et en verse une poignée dans la paume ouverte. Prenez et mangez, pense-t-il. Ceci est mon corps, brisé pour vous.