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Il entre une dernière fois dans ce corps brisé. Il n’a plus besoin du Zappit pour le faire, pas plus qu’il n’a à s’inquiéter que Babineau reprenne le contrôle et s’enfuie comme le Petit Bonhomme en pain d’épice. Vidé de l’esprit de Brady, c’est Babineau le légume. Plus rien là-dedans qu’un souvenir du polo de golf de son père.

Brady inspecte l’intérieur de sa tête, comme un voyageur s’apprêtant à quitter une chambre d’hôtel après un séjour de longue durée. Rien oublié dans la penderie ? Un tube de dentifrice dans la salle de bains ? Peut-être un bouton de manchette sous le lit ?

Non. Tout est bouclé dans la valise et la chambre est vide. Il referme sa main, déteste la lenteur avec laquelle ses doigts se traînent, comme si ses articulations étaient pleines de boue. Il ouvre la bouche, approche les comprimés, et les laisse choir à l’intérieur. Il mâche. Le goût est amer. Babineau, pendant ce temps, s’est écroulé sur le sol comme un pantin désarticulé. Brady avale une fois. Deux fois. Voilà. C’est fait. Il ferme les yeux et, quand il les rouvre, il a le regard perdu sous le lit, fixé sur une paire de chaussons dont Brady Hartsfield ne se servira plus jamais.

Il se remet sur les pieds de Babineau, s’époussette, et jette un dernier regard au corps qui l’a véhiculé pendant presque trente ans. Ce corps qui ne lui sert plus à rien depuis qu’à l’Auditorium Mingo il a reçu le deuxième coup à la tête qui l’a empêché d’actionner le détonateur des explosifs scotchés sous son fauteuil roulant. Il fut un temps où il aurait pu s’inquiéter que cette ultime étape, cruciale, ne lui claque entre les doigts, que sa conscience et tous ses plans grandioses ne meurent en même temps que ce corps. Ce n’est plus le cas. Le cordon ombilical est tranché. Il a franchi le Rubicon.

Ciao, Brady, pense-t-il, content de t’avoir connu.

Cette fois, quand il repasse en poussant son chariot devant le bureau des infirmières, celle qui jouait au solitaire est partie, sans doute aux toilettes. L’autre s’est endormie sur ses notes.

10

Mais il est quatre heures moins le quart à présent, et il y a encore fort à faire.

Après avoir remis les habits de Babineau, Brady quitte l’hôpital comme il y est entré et prend la voiture jusqu’à Sugar Heights. Le silencieux artisanal de Z-Boy est kaput (et un coup de feu sans silencieux est susceptible d’être signalé, surtout dans le quartier le plus huppé de la ville où les flics privés de Vigilant Guard Service ne sont jamais à plus d’une rue de distance), alors il s’arrête à Valley Plaza, qui se trouve sur son chemin. Il vérifie le parking désert, à l’affût de véhicules de police, n’en voit aucun, contourne le centre commercial pour rejoindre la zone de chargement de Discount Home Furnishings.

Bon Dieu, ce que c’est bon d’être dehors ! Merveilleux, putain !

Il respire profondément l’air froid de l’hiver et marche vers l’avant de la BM, enroulant la manche du manteau classe de Babineau autour du petit canon du .32. Ça sera pas aussi efficace que le silencieux de Z-Boy, et il sait qu’il prend un risque, mais pas trop gros. Rien qu’une détonation. Il lève d’abord les yeux, désireux de voir les étoiles, mais une couverture de nuages bouche le ciel. Ah, bah, il aura d’autres nuits. Beaucoup. Des milliers, possible. Après tout, il est pas limité au corps de Babineau.

Il vise et tire. Un petit trou rond apparaît dans le pare-brise de la voiture. Maintenant, c’est le moment de prendre un autre risque : rouler le dernier kilomètre jusqu’à Sugar Heights avec un impact de balle juste au-dessus du volant, mais c’est aussi l’heure de la nuit où les rues des banlieues sont les plus désertes et où les flics somnolent, surtout dans les quartiers les plus chics.

Par deux fois, des phares approchent et il retient son souffle, mais les deux véhicules le croisent sans ralentir. L’air de janvier siffle à travers le trou dans le pare-brise. Le retour se fait sans encombre jusqu’au McManoir de Babineau. Cette fois, pas besoin de taper le code ; il déclenche l’ouverture du portail grâce au bouton fixé au pare-soleil. Arrivé au bout de l’allée, il dévie vers la pelouse couverte de neige, rebondit sur une dure croûte de neige déblayée, éborgne un buisson et s’arrête.

Bienvenue chez moi, tralala !

Le seul problème c’est qu’il a oublié d’emporter un couteau. Il pourrait aller en chercher un dans la maison, il a encore un truc à y faire, mais il ne tient pas à se farcir deux voyages. Il a encore des kilomètres à parcourir avant de pouvoir dormir et il est pressé de prendre la route. Il ouvre la console centrale et tâtonne à l’intérieur. Sûr qu’un dandy comme Babineau gardait un nécessaire de toilette quelque part, un coupe-ongles ferait l’affaire… mais il n’y a rien. Il essaie la boîte à gants et, dans le porte-documents (cuir, évidemment) contenant les livrets d’entretien de la BM, il trouve une carte d’assurance Allstate en plastique laminé. Ça va le faire. Après tout, est-ce qu’on est pas entre de Bonnes Mains, avec eux ?

Brady remonte la manche du manteau en cachemire de Babineau, celle de la chemise en dessous, puis s’enfonce un coin de la carte dans l’avant-bras. Il n’obtient rien qu’un mince trait rouge. Il recommence, appuie plus fort, et grimace. Cette fois, la peau se déchire et du sang coule. Il secoue une pluie de gouttelettes, d’abord sur le siège, puis sur la partie inférieure du volant. Il n’y en a pas beaucoup mais il n’en faut pas beaucoup. Surtout associé à l’impact de balle dans le pare-brise.

En quelques bonds, il gravit les marches du porche ; chaque élan ressemble à un petit orgasme. Cora, toujours aussi morte, gît sous les patères de l’entrée. Bibli Al ronfle sur le canapé. Brady le secoue, ne parvient à lui tirer que quelques grognements étouffés, le chope alors à deux mains et l’envoie rouler par terre. Les yeux de Al s’ouvrent péniblement.

« Heh ? Kwa ? »

Il a le regard hébété mais pas complètement vide. Il ne reste probablement rien de Al Brooks à l’intérieur de ce cerveau pillé, mais il reste encore un peu de l’alter ego que Brady a créé. Suffisamment.

« Hé ho, Z-Boy, dit Brady en s’accroupissant.

— Eh, croasse Z-Boy en s’efforçant de se redresser. Eh salut, docteur Z. Je surveille cette maison, là, comme vous m’avez dit. La femme — celle qui peut encore marcher —, elle se sert tout le temps du Zappit, là. Je la surveille du garage de la maison d’en face.

— Vous n’avez plus besoin de le faire.

— Non ? Mais où on est ?

— Chez moi, dit Brady. Vous avez tué ma femme. »

Mâchoire décrochée, Z-Boy regarde fixement l’homme aux cheveux blancs en manteau. Son haleine est atroce mais Brady ne recule pas. Lentement, le visage de Z-Boy se décompose. C’est comme regarder de la tôle se froisser au ralenti.

« Tuée ?… non, pas moi !

— Si.

— Non ! Pas moi, jamais !

— Pourtant vous l’avez fait. Mais seulement parce que je vous l’avais demandé.

— Vous êtes sûr ? Me souviens pas. »

Brady le prend par l’épaule.

« Ce n’était pas votre faute. Vous étiez hypnotisé. »

Le visage de Z-Boy s’éclaire.

« Par le Fishin’ Hole !

— Oui, par le Fishin’ Hole. Et pendant que vous étiez hypnotisé, je vous ai dit de tuer Mme Babineau. »

Le regard de Z-Boy est rempli de doute et de chagrin.

« Si je l’ai fait, c’était pas ma faute. J’étais hypnotisé et je me souviens même pas.