— Prenez ça. »
Brady tend le revolver à Z-Boy. Z-Boy le tient en l’air, sourcils froncés comme devant un objet exotique.
« Mettez-le dans votre poche et donnez-moi vos clés de voiture. »
Z-Boy glisse le .32 dans la poche de son pantalon d’un geste absent et Brady se crispe, s’attendant à ce que le coup parte et que le vieux con se retrouve avec une balle dans la jambe. Enfin, Z-Boy lui tend son porte-clés. Brady l’empoche, se lève et traverse le salon.
« Où vous allez, docteur Z ?
— Je ne serai pas long. Pourquoi ne restez-vous pas assis sur le canapé en attendant mon retour ?
— Je vais rester assis sur le canapé en attendant votre retour, dit Z-Boy.
— Bonne idée. »
Brady va dans le bureau de Babineau. Il y a tout un ego-mur tapissé de photos encadrées, y compris celle d’un Felix Babineau plus jeune échangeant une poignée de main avec le second président Bush, tous deux souriant comme des idiots. Brady ne s’intéresse pas aux photos ; il les a déjà vues x fois au cours des mois où il apprenait à piloter le corps d’un autre — ce qu’il considère maintenant comme sa période « jeune conducteur ». Ce n’est pas non plus l’ordinateur de bureau qui l’intéresse. Ce qu’il veut, c’est le MacBook Air posé sur le meuble. Il l’ouvre, l’allume et tape le mot de passe de Babineau, qui se trouve être CEREBELLIN.
« Ton traitement m’a fait que dalle », dit Brady tandis que l’écran d’accueil apparaît.
Il n’en est pas tout à fait sûr mais c’est ce qu’il choisit de croire.
Ses doigts martèlent le clavier avec une rapidité de pro dont Babineau aurait été incapable, et un programme caché, que Brady a installé lui-même lors d’une précédente visite dans la tête du bon docteur, s’ouvre. Il s’intitule FISHIN’ HOLE. Brady continue à taper et le programme se connecte au répéteur de signal dans l’antre informatique de Freddi Linklatter.
EN FONCTIONNEMENT indique l’écran du portable, et en dessous : TROUVÉ 3.
Trouvé trois ! Déjà trois !
Brady est enchanté mais pas réellement surpris, même si on est en plein milieu de la nuit. Dans tout groupe, on trouve des insomniaques, y compris le groupe qui a reçu des Zappit gratuits sur mauvaisconcert.com. Quelle meilleure façon de tuer ces heures d’insomnie d’avant l’aube qu’en jouant avec une petite console qui tient dans la main ? Et avant de jouer au solitaire ou à Angry Birds, pourquoi ne pas vérifier si les poissons roses de la démo du Fishin’ Hole sont enfin programmés pour se transformer en chiffres quand on les touche ? Une bonne combinaison de chiffres vaut un prix mais, à quatre heures du matin, c’est peut-être pas la motivation principale. Quatre heures du mat’, c’est généralement une heure pas trop sympa pour se réveiller. C’est là que des pensées désagréables et des idées pessimistes s’imposent, et l’écran de la démo est apaisant. Il est aussi hypnotisant. Al Brooks le savait avant de devenir Z-Boy ; Brady l’a su à l’instant où il l’a vu. Rien qu’une coïncidence géniale, mais ce que Brady a fait depuis — ce qu’il a préparé — n’a rien d’une coïncidence. C’est le résultat d’une longue et minutieuse préparation dans la prison de sa chambre d’hôpital et de son corps délabré.
Il referme le portable, le glisse sous son bras et s’apprête à partir. À la porte, il a une idée et retourne au bureau de Babineau. Il ouvre le tiroir central et trouve tout de suite ce qu’il veut — il n’a même pas besoin de fouiller. Quand la chance est de ton côté, elle est de ton côté.
Brady retourne au salon. Z-Boy est assis sur le canapé, tête baissée, épaules voûtées, mains pendantes entre les cuisses. Une indicible lassitude paraît l’accabler.
« Je dois y aller maintenant, dit Brady.
— Où ça ?
— Pas vos affaires.
— Pas mes affaires.
— Parfaitement. Vous devriez vous rendormir.
— Là sur le canapé ?
— Ou dans une des chambres à l’étage. Mais il faut que vous fassiez quelque chose d’abord. » Il lui tend le stylo-feutre qu’il a trouvé dans le tiroir. « Laissez votre marque, Z-Boy, comme vous l’avez laissée dans la maison de Mme Ellerton.
— Elles étaient en vie quand je surveillais depuis le garage, ça je le sais, mais peut-être qu’elles sont mortes à présent.
— Oui, elles le sont sûrement.
— Je les ai pas tuées, elles aussi ? Parce qu’on dirait que j’ai été dans leur salle de bains. Et que j’ai écrit un Z.
— Non, non, rien de tel…
— Je cherchais le Zappit comme vous m’aviez dit, ça j’en suis sûr. J’ai bien regardé mais je l’ai trouvé nulle part. Je crois que peut-être elle l’avait jeté.
– Ça n’a plus d’importance maintenant. Laissez juste votre marque ici, OK ? Dans au moins dix emplacements différents. » Une pensée lui vient. « Savez-vous encore compter jusqu’à dix ?
— Un… deux… trois… »
Brady jette un coup d’œil à la Rolex de Babineau. Quatre heures et quart. Les visites du matin commencent à cinq heures dans le Bocal. Le temps file avec des ailes aux talons…
« C’est formidable. Laissez votre marque dans au moins dix endroits différents. Puis vous pourrez aller vous rendormir.
— OK. Je laisse ma marque dans au moins dix endroits différents puis je vais me rendormir puis je vais en voiture jusqu’à la maison que je surveille pour vous. Ou est-ce que je dois arrêter de faire ça maintenant qu’elles sont mortes ?
— Je pense que vous pouvez arrêter maintenant. On révise, OK ? Qui a tué ma femme ?
— Moi, mais c’était pas ma faute. J’étais hypnotisé et j’arrive même pas à me rappeler. » Z-Boy commence à pleurer. « Vous allez revenir, docteur Z ? »
Brady sourit, exposant le travail dentaire coûteux dans la bouche de Babineau.
« Bien sûr. »
Son regard va se perdre en haut à gauche.
Il regarde le vieux bonhomme traîner les pieds jusqu’à la géante télé putain-c’que-j’suis-riche fixée au mur et tracer un grand Z sur l’écran. Des Z partout sur la scène du crime ne sont pas absolument nécessaires, mais Brady pense que ce sera une jolie touche, surtout quand la police demandera son nom à l’ex-Bibli Al et qu’il leur répondra Z-Boy. Juste un peu de filigrane en plus sur une pièce d’orfèvrerie déjà magnifiquement ouvragée.
Brady rejoint la porte d’entrée, enjambant Cora au passage. Il descend les marches du porche en sautillant et esquisse un petit pas de danse en arrivant en bas, claquant les doigts de Babineau pour s’accompagner. Ça lui fait un peu mal, un petit début d’arthrite, mais quoi ? Brady sait ce que c’est la vraie douleur, et c’est pas quelques élancements dans des vieilles phalanges qui lui font peur.
Il trotte jusqu’à la Malibu de Al. Pas terrible comme caisse comparée à la BM de feu Dr Babineau, mais elle le conduira là où il doit aller. Il démarre et grimace quand de la merde classique dégouline des haut-parleurs intégrés au tableau de bord. Il va sur BAM-100 et tombe sur du Black Sabbath de l’époque où Ozzy était encore un mec cool. Il regarde une dernière fois la BM garée en travers de la pelouse et décarre.
Des kilomètres à parcourir avant de pouvoir dormir, et puis la touche finale, la cerise sur le sundae. Il n’aura pas besoin de Freddi Linklatter pour ça, seulement du MacBook de Dr B. Il court sans laisse à présent.
Il est libre.
11
À peu près au moment où Z-Boy est en train d’apporter la preuve qu’il sait encore compter jusqu’à dix, les cils poisseux de sang de Freddi Linklatter se décollent de sa peau poisseuse. Elle regarde au fond d’un œil brun écarquillé. Il lui faut quelques secondes pour décider que ce n’est pas un œil, en fait, seulement un nœud dans les veines du bois qui ressemble à un œil. Elle est couchée sur le parquet et elle a la pire gueule de bois de sa vie, pire encore qu’après cette fiesta d’apocalypse pour ses vingt et un ans quand elle avait mélangé crystal meth et Ronrico. Après coup, elle s’était dit qu’elle avait eu de la chance de survivre à cette petite expérience. Là, elle regretterait presque de pas y être restée, tellement c’est pire. Et c’est pas seulement sa tête ; elle a mal dans le torse comme si Marshawn Lynch s’était servi d’elle comme mannequin d’entraînement au tacle.