« Elles sont arrivées sur les lieux à cinq heures quarante-cinq, dit Izzy. Elles ont une clé pour pouvoir entrer sans avoir à frapper ou sonner. Selon Carstairs, Martine dormait parfois jusqu’à six heures trente. Mme Ellerton était toujours debout, levée depuis cinq heures. La première chose qu’elle faisait, c’était prendre son café, mais ce matin, pas de Mme Ellerton, ni d’odeur de café. Donc elles pensent que la vieille dame dort encore, pour une fois, tant mieux pour elle. Elles entrent sur la pointe des pieds dans la chambre de Stover, au bout du couloir, pour voir si elle est réveillée. Et voici ce qu’elles trouvent. »
Izzy passe à la photo suivante. Hodges s’attend à un autre beurk de la part de Holly, mais elle se contente d’étudier la photo en silence. Stover est dans son lit, les couvertures repliées sur les genoux. Son visage n’a pas subi de chirurgie réparatrice mais ce qu’il en reste paraît assez paisible. Elle a les paupières closes et ses mains tordues sont jointes. Une sonde gastrique sort de son abdomen décharné. Son fauteuil roulant — qui de l’avis de Hodges ressemble plus à une capsule spatiale — est à proximité.
« Il y avait bien une odeur dans la chambre de Stover. Pas de café, cela dit. Mais d’alcool. »
Izzy fait glisser son doigt sur l’écran. Voici maintenant un gros plan de la table de chevet de Stover. On y voit des rangées bien alignées de comprimés. Il y a un petit broyeur pour les réduire en poudre afin que Stover puisse les ingérer. Au milieu de tout ça, détonnant complètement, se tiennent une bouteille de vodka Smirnoff Triple Distillation de 75 cl et une seringue en plastique. La bouteille de vodka est vide.
« La mère n’a pris aucun risque, dit Pete. La Smirnoff Triple Distillation est sûre à cent cinquante pour cent.
— J’imagine qu’elle voulait que ce soit le plus rapide possible pour sa fille, fait remarquer Holly.
— Bien vu », dit Izzy, mais avec une froideur notable.
Elle n’aime pas Holly, et Holly ne l’aime pas. Hodges en a conscience mais ignore pourquoi. Et comme ils ne voient Isabelle que rarement, il n’a jamais embêté Holly avec ça.
« Vous avez un gros plan du broyeur ? demande Holly.
– Évidemment. »
Izzy change de photo et, sur le cliché suivant, le broyeur de comprimés paraît aussi gros qu’une soucoupe volante. Il y a des restes de poudre blanche dedans.
« On ne saura pas exactement avant la fin de la semaine, mais on pense que c’est de l’oxycodone. D’après l’étiquette, l’ordonnance a été renouvelée il y a à peine trois semaines, mais le flacon est aussi vide que la bouteille de vodka. »
Elle retourne à la photo de Martine Stover, paupières closes, mains chétives jointes comme dans une prière.
« Sa mère a moulu les cachets, mélangé la poudre à la vodka et versé le contenu de la bouteille dans la sonde gastrique. Probablement plus efficace que l’injection létale. »
Izzy continue de faire défiler les photos. Cette fois, Holly lâche un « Beurk » mais ne détourne pas le regard.
La première photo de la salle de bains médicalisée de Martine est un plan d’ensemble montrant le lavabo et les porte-serviettes surbaissés, les toilettes surélevées et la baignoire-douche surdimensionnée. La porte coulissante devant la douche est fermée, la baignoire bien visible au premier plan. Janice Ellerton y est étendue, de l’eau jusqu’aux épaules, vêtue d’un peignoir de bain rose. Hodges suppose que le peignoir a dû gonfler autour d’elle quand elle est entrée dans l’eau, mais sur ce cliché de scène de crime, il est collé à son corps mince. Elle a un sac plastique autour de la tête, fermé par le genre de ceinture en éponge qui va avec un peignoir de bain. Une longueur de tuyau sinueuse en sort, reliée à une petite bonbonne posée sur le sol carrelé. Il y a une image d’enfants rieurs sur le côté de la bonbonne.
« Kit de suicide, dit Pete. Elle a dû apprendre ça sur Internet. Il y a plein de sites qui expliquent comment faire, avec photos à l’appui. L’eau de la baignoire était froide quand on est arrivés mais probablement chaude quand elle y est entrée.
— C’est supposé détendre », intervient Izzy et, même si elle ne dit pas beurk, son visage se crispe en une expression de dégoût momentanée alors qu’elle passe à la photo suivante : un gros plan de Janice Ellerton.
Sous le sac plastique embué par ses ultimes respirations, Hodges peut voir qu’elle a les yeux fermés. Elle aussi est partie avec une expression paisible sur le visage.
« La bonbonne contenait de l’hélium, dit Pete. On peut en acheter dans n’importe quel grand magasin discount. On s’en sert pour gonfler les ballons aux fêtes d’anniversaire des petits mioches, mais ça marche aussi bien pour se tuer une fois que t’as un sac sur la tête. L’étourdissement est suivi de désorientation, à ce stade il est probablement impossible d’enlever le sac même si on changeait d’avis. Puis vient la perte de connaissance, et la mort.
— Revenez à la photo précédente, dit Holly. Celle où on voit toute la salle de bains.
— Ah, dit Pete. Dr Watson a vu quelque chose ? »
Izzy retourne en arrière. Hodges se penche sur la photo en plissant les yeux — sa vision de près n’est plus ce qu’elle était. Et puis, il voit ce qu’a vu Holly. À côté d’un fin câble gris branché à l’une des prises, il y a un marqueur. Et quelqu’un — Ellerton, présume Hodges, car l’époque où sa fille écrivait était depuis longtemps révolue — a tracé une seule grande lettre sur le meuble du lavabo : Z.
« Vous en pensez quoi ? » demande Pete.
Hodges réfléchit.
« C’est sa lettre d’adieu, finit-il par dire. Z est la dernière lettre de l’alphabet. Si elle avait su le grec, elle aurait aussi bien pu écrire oméga.
— C’est aussi ce que je crois, dit Izzy. Plutôt élégant, quand on y pense.
— Z est aussi la marque de Zorro, fait remarquer Holly. Le cavalier mexicain masqué. Il y a eu des tas de films de Zorro, dont un avec Anthony Hopkins dans le rôle de Don Diego, mais il n’était pas très réussi.
— Vous trouvez ça pertinent ? » demande Izzy.
Son visage exprime un intérêt poli mais il y a de la raillerie dans sa voix.
« Il y a eu aussi une série télé », poursuit Holly. Elle regarde la photo comme si celle-ci l’hypnotisait. « Produite par Walt Disney à l’époque du noir et blanc. Peut-être que Mme Ellerton la regardait quand elle était petite.
– Êtes-vous en train de dire qu’elle se serait réfugiée dans des souvenirs d’enfance alors qu’elle se préparait à se foutre en l’air ? » Pete est dubitatif, tout comme Hodges. « J’imagine que c’est possible.
— Des conneries, oui », dit Izzy en levant les yeux au ciel.
Holly l’ignore.
« Je peux aller voir dans la salle de bains ? Je ne toucherai à rien, même avec ça. »
Elle lève ses petites mains gantées.
« Je vous en prie », répond aussitôt Izzy.
Autrement dit, pense Hodges, fous le camp et laisse causer les grands. Il n’aime pas l’attitude d’Izzy envers Holly, mais puisque ça n’a pas l’air d’atteindre Holly, il ne voit pas de raison de s’en mêler. De plus, Holly est réellement intenable ce matin, à remuer comme ça dans tous les sens. Hodges imagine que ce sont les photos. Les morts n’ont jamais l’air plus morts que sur des clichés de police.
Holly s’éclipse pour aller voir la salle de bains. Hodges se carre sur sa chaise, mains croisées derrière la nuque, coudes largement écartés. Son estomac récalcitrant n’est pas si récalcitrant que ça, ce matin, peut-être parce qu’il a pris du thé plutôt que du café. Si c’est le cas, il va falloir qu’il fasse le stock de TG Tips[6]. Qu’il achète carrément des actions, oui. Il en a vraiment marre de cette constante douleur à l’estomac.