— D’accord.
— Appelle-moi. Et si t’as besoin de quoi que ce soit, demande.
— Je le ferai. »
Hodges raccroche et lève les yeux, prêt à briefer Holly, mais Holly n’est plus à côté de lui.
« Bill. » Elle parle à voix basse. « Viens là. »
Surpris, il la rejoint à la porte de son bureau, où il s’arrête net. Jerome est installé derrière sa table de travail, assis dans le fauteuil pivotant de Hodges. Ses longues jambes sont étendues devant lui et il regarde le Zappit de Dinah Scott. Ses yeux sont grands ouverts mais vides. Il a la bouche béante. De fines gouttes de salive perlent sur sa lèvre inférieure. Une petite musique sort du minuscule haut-parleur du gadget, mais ce n’est pas le même air qu’hier soir — Hodges en est sûr.
« Jerome ? »
Il fait un pas en avant mais il n’a pas le temps d’en faire un deuxième que Holly l’agrippe par la ceinture. Sa poigne est étonnamment forte.
« Non, dit-elle de cette même voix basse. Il ne faut pas le faire sursauter. Pas quand il est comme ça.
— Quoi, alors ?
— J’ai fait un an d’hypnothérapie quand j’avais trente ans. J’avais des problèmes de… bon, peu importent les problèmes que j’avais. Laisse-moi essayer.
— Tu es sûre ? »
Elle le regarde, les joues pâles, de la frayeur dans les yeux.
« Non, mais on ne peut pas le laisser comme ça. Pas après ce qui est arrivé à Barbara. »
Entre les mains de Jerome, le Zappit émet un flash bleu étincelant. Jerome ne réagit pas, ne cille pas, il continue seulement à fixer l’écran pendant que la musique tintinnabule.
Holly avance d’un pas, puis d’un autre.
« Jerome ? »
Pas de réponse.
« Jerome, est-ce que tu m’entends ?
— Oui, dit Jerome sans lever les yeux de l’écran.
— Jerome, où es-tu ? »
Et Jerome répond :
« À mon enterrement. Tout le monde est là. C’est magnifique. »
17
La fascination de Brady pour le suicide a commencé à l’âge de douze ans, alors qu’il lisait Raven, un livre sur les suicides de masse de Jonestown, au Guyana, où plus de neuf cents personnes étaient mortes — dont un tiers d’enfants — après avoir bu du jus de fruits additionné de cyanure. Ce qui l’avait intéressé, au-delà de l’excitante quantité de morts, c’était la progression ayant abouti à l’orgie finale. Bien avant le jour où des familles entières avaient avalé ensemble le poison et où des infirmières (ouais, de vraies infirmières !) avaient injecté la mort à coups de seringues hypodermiques directement dans la gorge de nourrissons hurlants, Jim Jones avait préparé ses adeptes pour l’apothéose à coups de sermons enflammés et de répétitions de suicide qu’il appelait ses Nuits Blanches. Il les avait d’abord gavés de paranoïa pour les hypnotiser ensuite avec l’attrait séduisant de la mort.
En terminale, Brady avait rédigé la seule dissertation qui lui ait valu un A, pour un cours de sociologie à la con intitulé La Vie Américaine. Le titre de sa dissertation était : « Les voies mortifères américaines : brève étude du suicide aux États-Unis ». Dans son devoir, il citait les statistiques de 1999, année disponible la plus récente. Plus de quarante mille personnes s’étaient suicidées cette année-là, généralement avec des armes à feu (méthode la plus fiable pour en finir), les comprimés arrivant juste derrière. Elles s’étaient également pendues, noyées, tranché les veines, flanqué la tête dans des fours à gaz, immolées, et jetées en voiture sur des piles de ponts. Un type inventif (que Brady avait évité de mentionner ; déjà à l’époque il prenait soin d’éviter de se faire cataloguer comme bizarre) s’était électrocuté en s’introduisant une ligne à 220 volts dans le rectum. En 1999, le suicide était la dixième cause de mortalité aux États-Unis, et si on y ajoutait les cas classés « morts naturelles ou accidentelles », probable qu’il arriverait tout en haut de la liste avec les maladies coronariennes, le cancer et les accidents de la route. Sans doute toujours après ces trois-là, mais pas loin derrière.
Brady avait cité Albert Camus : « Il n’y a qu’un problème philosophique vraiment sérieux : c’est le suicide. »
Il avait aussi cité le célèbre psychiatre Raymond Katz qui avait déclaré tout net : « Tout être humain naît avec le gène du suicide. » Brady ne s’était pas embarrassé à ajouter la deuxième partie de la déclaration de Katz parce qu’il estimait qu’elle lui enlevait de sa théâtralité : « Chez la plupart d’entre nous, ce gène demeure latent. »
Au cours des dix années écoulées entre l’obtention de son bac et le moment fatidique à l’Auditorium Mingo, la fascination de Brady pour le suicide — y compris le sien, toujours vu comme partie intégrante d’un geste historique et grandiose — avait persisté.
Aujourd’hui, contre toute attente, cette graine a pleinement germé.
Il sera le Jim Jones du vingt et unième siècle.
18
À une soixantaine de kilomètres de la ville, Brady ne peut plus attendre. Il bifurque sur une aire de repos de l’I-47, coupe le moteur poussif de la Malibu de Z-Boy et allume l’ordinateur portable de Babineau. Il n’y a pas de Wifi ici, comme c’est le cas sur d’autres aires, mais grâce à Super Maman Verizon, une haute tour de relais se détache à moins de 6 kilomètres sur un fond de nuages de plus en plus épais. Avec le MacBook Air de Babineau, il peut aller où il veut sans avoir à quitter ce parking presque désert. Il pense (et pas pour la première fois) qu’un petit don de télékinésie n’est rien comparé au pouvoir d’Internet. Il est persuadé que des milliers de suicides ont incubé dans la soupe puissante de ses réseaux sociaux où les trolls galopent sans frein et les injures volent sans trêve. C’est ça le vrai pouvoir de l’esprit sur la matière.
Il n’arrive pas à taper aussi vite qu’il aimerait — l’air froid et humide qui descend à l’approche de la tempête a aggravé l’arthrite dans les doigts de Babineau — mais enfin, le portable est accouplé à l’appareillage de haut vol, là-bas, dans la salle informatique de Freddi Linklatter. Il n’aura pas besoin de rester accouplé longtemps. Brady clique sur un fichier caché qu’il a placé dans l’ordinateur lors d’une de ses précédentes visites dans la tête de Babineau.
Il centre le curseur sur OUI, appuie sur Entrée et attend. Le cercle d’attente tourne, tourne, tourne. Juste au moment où Brady commence à se demander si quelque chose est détraqué, l’ordinateur affiche le message qu’il attendait :
Bien. Z-End c’est juste le glaçage sur le gâteau. Il n’a pu disséminer qu’un nombre limité de Zappit — et une partie significative de la livraison était défectueuse, merde — mais les adolescents sont des créatures grégaires, et l’instinct grégaire, ça vous fige dans des procédures mentales et émotionnelles. Raison pour laquelle les poissons vont en bancs et les abeilles en essaims. Raison pour laquelle les hirondelles reviennent chaque année à Capistrano. Raison pour laquelle, dans le comportement humain, la « olla » déferle dans les stades de foot et de baseball, et les individus se noient dans la foule simplement parce que la foule est là.