Sous peine d’être exclus du troupeau, les garçons ont tendance à porter les mêmes shorts baggy et à se laisser pousser les mêmes trois poils sur la figure. Les filles adoptent le même style de robes et deviennent dingues des mêmes groupes. Cette année, c’est les We R Your Bruthas[31], il n’y a pas si longtemps c’était les ’Round Here et les One Direction. À l’époque, c’était les New Kids on the Block. Les modes se propagent chez les jeunes comme les épidémies de rougeole et, de temps en temps, l’une de ces modes c’est le suicide. Dans le sud du pays de Galles, des dizaines d’ados se sont pendus entre 2007 et 2009 ; et les messages sur les réseaux sociaux avaient attisé la folie. Même les adieux qu’ils avaient laissés : Me2 et CU L8er[32], étaient rédigés en jargon internet.
Des feux de prairie assez vastes pour brûler des milliers d’hectares peuvent être démarrés en jetant une seule allumette dans les broussailles. Les Zappit que Brady a distribués par l’intermédiaire de ses drones humains sont l’équivalent de centaines d’allumettes. Tous ne s’allumeront pas, et certains de ceux qui s’allumeront ne le resteront pas longtemps. Brady le sait, mais il a Z-End.com pour lui servir à la fois d’accélérateur et de mur de défense. Est-ce que ça marchera ? Il est loin d’en être certain mais le temps manque pour se livrer à des tests approfondis.
Et si ça marche ?
Des suicides d’adolescents à travers tout l’État, peut-être à travers tout le Midwest. Des centaines, peut-être des milliers. Qu’est-ce que tu dirais de ça, ex-inspecteur Hodges ? Ça améliorerait ta retraite, espèce de vieux connard de fouille-merde ?
Il échange le MacBook de Babineau contre le Zappit de Z-Boy. Se servir de celui-là est parfait. Il aime l’appeler Zappit Zéro parce que c’est le tout premier qu’il ait jamais vu, le jour où Al Brooks l’a apporté dans sa chambre en imaginant que Brady pourrait l’aimer. Il l’a aimé. Oh, oui alors, il l’a adoré.
Sur celui-ci, le programme supplémentaire avec les poissons-chiffres et les messages subliminaux n’a pas été ajouté parce que Brady n’en a pas besoin. Ces choses-là sont strictement destinées aux cibles. Il regarde les poissons aller et venir, se servant d’eux pour se détendre et se concentrer, puis il ferme les yeux. D’abord, il y a seulement l’obscurité, mais au bout de quelques instants, des lumières rouges commencent à s’allumer — plus de cinquante à présent. On dirait des points sur une carte informatisée, sauf qu’elles ne sont pas fixes. Elles vont et viennent, nagent de gauche à droite, en haut et en bas, se croisent et se recroisent. Il en choisit une au hasard, ses yeux roulant sous ses paupières closes tandis qu’il suit sa progression. Elle commence à ralentir, ralentir, ralentir. Elle s’immobilise, puis se met à grossir. Elle s’ouvre comme une fleur.
Il est dans une chambre. Une fille est là, qui regarde fixement les poissons sur l’écran de son propre Zappit, obtenu gratuitement sur le site mauvaisconcert.com. Elle est au lit parce qu’elle n’est pas allée à l’école aujourd’hui. Peut-être qu’elle a prétendu être malade.
« Comment tu t’appelles ? » demande Brady.
Des fois, ils entendent juste une voix qui sort de la machine, mais les plus réceptifs d’entre eux le voient carrément, lui, comme une espèce d’avatar dans un jeu vidéo. C’est le cas de cette fille ; bon début. Mais ils réagissent toujours mieux à leur prénom, donc Brady le répétera régulièrement. Elle regarde sans surprise le jeune homme assis à côté d’elle sur le lit. Elle a le teint blême. Le regard vague.
« Je m’appelle Ellen, dit-elle. Je cherche les bons chiffres. »
Bien sûr que tu les cherches, se dit-il, et il se glisse en elle. Elle est à soixante kilomètres de lui mais une fois que l’écran de démo les a fait s’ouvrir, la distance ne compte plus. Il pourrait la contrôler, la transformer en un autre de ses drones, mais il n’a pas plus envie de faire ça qu’il n’avait envie de s’introduire par une nuit noire chez Mme Trelawney pour lui trancher la gorge. Le meurtre, c’est pas le contrôle ; le meurtre, c’est juste le meurtre.
Le suicide, c’est le contrôle.
« Tu es heureuse, Ellen ?
— Avant, oui, dit-elle. Je pourrais le redevenir, si je trouve les bons chiffres. »
Brady lui fait un sourire à la fois triste et charmant.
« Oui, mais les chiffres c’est comme la vie, dit-il. Ça n’a pas vraiment de sens. C’est pas vrai ?
— Mmh-mmh.
— Dis-moi, Ellen : qu’est-ce qui t’inquiète ? »
Il pourrait le découvrir tout seul, mais ce sera mieux si c’est elle qui le dit. Il sait qu’il y a quelque chose, parce que tout le monde s’inquiète, et les adolescents encore plus que les autres.
« Là tout de suite ? Mon examen d’entrée à l’université. »
Ah ah, pense-t-il, l’odieux test d’évaluation scolaire par lequel le ministère de l’Agronomie Universitaire sépare les moutons des chèvres.
« Je suis tellement mauvaise en Maths, dit-elle. Chuis nulle.
— Mauvaise avec les chiffres, dit-il avec un hochement de tête compatissant.
— Si j’obtiens pas au moins 650 points, je pourrai pas entrer dans une bonne fac.
— Et tu auras de la chance si tu arrives à 400, dit-il. C’est pas vrai, Ellen ?
— Oui. »
Des larmes gonflent ses yeux et commencent à rouler sur ses joues.
« Et tu vas aussi rater le test d’Anglais », lui dit Brady. Il la fait s’ouvrir, et c’est le meilleur moment. C’est comme plonger la main dans un animal assommé mais encore vivant et l’étriper. « Tu vas sécher lamentablement.
— Je vais probablement sécher, oui », dit Ellen.
Elle sanglote tout haut à présent. Brady vérifie sa mémoire à court terme et découvre que ses parents sont partis travailler et que son petit frère est en classe. Donc elle peut pleurer. Laissons la petite conne faire tout le bruit qu’elle veut.
« Pas probablement. Tu vas sécher, Ellen. Parce que tu ne supportes pas la pression. »
Elle sanglote.
« Dis-le, Ellen.
— Je supporte pas la pression. Je vais sécher, et si j’entre pas dans une bonne fac, mon père sera trop déçu et ma mère sera trop vénère.
— Et si tu ne peux entrer dans aucune fac ? Si le seul boulot que tu arrives à décrocher c’est faire le ménage chez des gens ou plier des habits dans un pressing ?
— Ma mère me détestera !
— Elle te déteste déjà, c’est pas vrai, Ellen ?
— Non, je… je crois pas…
— Si, elle te déteste, bien sûr qu’elle te déteste. Dis-le, Ellen. Dis “Ma mère me déteste”.
— Ma mère me déteste. Oh, mon Dieu, j’ai tellement peur et ma vie est tellement horrible ! »
Voici le grand cadeau offert par l’hypnose sous Zappit associée à sa propre capacité d’invasion des esprits une fois qu’il les a mis dans cet état d’ouverture et de suggestibilité. Les peurs ordinaires, avec lesquelles les ados comme celle-ci vivent au quotidien, comme une espèce de désagréable bruit de fond, peuvent être changées en monstres affamés. De petits ballons de paranoïa peuvent être gonflés jusqu’à devenir aussi gros que les chars de carnaval de la parade de Thanksgiving de Macy’s.
« Tu pourrais arrêter d’avoir peur, dit Brady. Et tu pourrais vraiment, vraiment le faire regretter à ta mère. »
Ellen sourit à travers ses larmes.
« Tu pourrais laisser tout ça derrière toi.