— Oui. Je pourrais laisser tout ça derrière moi.
— Tu pourrais être en paix.
— En paix », dit-elle, et elle soupire.
C’est vraiment merveilleux. Ça a pris des semaines avec la mère de Martine Stover, qui passait toujours l’écran de démo pour aller jouer à son foutu solitaire, et des jours avec Barbara Robinson. Mais avec Ruth Scapelli et cette chochotte à la tronche pleine de boutons dans sa chambre de gonzesse rose bonbon ? À peine quelques minutes. Mais faut dire, pense Brady, que j’ai toujours appris vite.
« Tu as ton téléphone avec toi, Ellen ?
— Oui, ici. »
Elle passe la main sous un coussin décoratif. Son téléphone aussi est rose bonbon.
« Tu devrais poster sur Facebook et Twitter. Pour que tous tes amis le voient.
— Poster quoi ?
— Ben, disons : “Je suis en paix maintenant. Vous aussi, vous pouvez. Allez sur Z-End.com.” »
Elle le fait, mais avec une lenteur exaspérante. Quand ils sont dans cet état, c’est comme s’ils se mouvaient sous l’eau. Brady se force à se rappeler que tout va comme sur des roulettes et essaie de ne pas se laisser gagner par l’impatience. Quand elle a fini et que les messages sont partis — d’autres allumettes jetées dans de l’amadou bien sec — il lui suggère d’aller jusqu’à la fenêtre.
« Je crois que de l’air frais te ferait du bien. Ça t’éclaircirait les idées.
— De l’air frais me ferait du bien, dit-elle en rejetant sa couette et balançant ses pieds nus hors du lit.
— N’oublie pas ton Zappit », dit-il.
Elle le prend et gagne la fenêtre.
« Avant de l’ouvrir, va sur l’écran d’accueil où il y a toutes les icônes. Tu peux faire ça, Ellen ?
— Oui… » Un long silence. Cette pétasse est plus lente que la mélasse froide. « OK, je vois les icônes.
— Super. Maintenant va sur WipeWords. C’est l’icône du tableau noir et de la brosse.
— Je le vois.
— Tape deux fois dessus, Ellen. »
Elle le fait et le Zappit lui renvoie un flash bleu de confirmation. Si quelqu’un essaie d’utiliser cette console-là, elle émettra un ultime flash bleu et s’éteindra à tout jamais.
« Maintenant, tu peux ouvrir la fenêtre. »
L’air froid s’engouffre, lui rabattant les cheveux en arrière. Elle vacille, semble sur le point de s’éveiller et, l’espace d’une seconde, Brady la sent lui échapper. Le contrôle reste dur à maintenir à distance, même quand ils sont en transe hypnotique, mais il est certain qu’il peaufinera sa technique jusqu’à la rendre hyper pointue. C’est en forgeant qu’on devient forgeron.
« Saute, chuchote Brady. Saute et tu n’auras pas à passer ton examen d’entrée. Saute et ta mère ne te détestera pas. Elle le regrettera. Saute et tous tes chiffres tomberont juste. Tu recevras le grand prix. Le grand prix c’est le sommeil.
— Le grand prix c’est le sommeil, convient Ellen.
— Vas-y, fais-le », murmure Brady, les yeux fermés, assis au volant de la vieille bagnole de Al Brooks.
Soixante kilomètres au sud, Ellen saute par la fenêtre de sa chambre. Ce n’est pas haut et il y a de la neige accumulée contre la maison. De la vieille neige dure, mais qui amortit quand même sa chute, si bien qu’au lieu de mourir, elle se casse seulement trois côtes et la clavicule. Elle se met à hurler de douleur et Brady est éjecté de sa tête tel un pilote sanglé dans le siège éjectable d’un F-111.
« Merde ! » hurle-t-il et, du poing, il martèle le volant. L’arthrite de Babineau irradie dans tout son bras, ce qui augmente encore sa fureur. « Merde, merde, merde ! »
19
Dans le quartier agréablement chic de Branson Park, Ellen Murphy se remet péniblement sur ses pieds. La dernière chose dont elle se souvient c’est d’avoir dit à sa mère qu’elle était trop malade pour aller en classe — un mensonge pour pouvoir rester à attraper les poissons roses et essayer de gagner des prix sur la démo agréablement addictive du jeu Fishin’ Hole. Son Zappit gît à côté d’elle, écran fêlé. Il ne l’intéresse plus. Elle l’abandonne là et, pieds nus, commence à tituber vers la porte d’entrée. Chaque inspiration est un coup de poignard dans les côtes.
Mais je suis vivante, pense-t-elle. Au moins je suis vivante. Qu’est-ce qui m’a pris ? Qu’est-ce qui m’a pris, Seigneur Dieu ?
La voix de Brady est toujours en elle : le goût baveux de quelque chose d’écœurant qu’elle aurait avalé encore vivant.
20
« Jerome ? appelle Holly. M’entends-tu toujours ?
— Oui.
— Je veux que tu éteignes ce Zappit et que tu le poses sur le bureau de Bill. » Puis, comme elle est le genre de fille à ne rien laisser au hasard, elle ajoute : « Écran vers le bas. »
Un pli barre le large front de Jerome.
« Je suis obligé ?
— Oui. Tout de suite. Et sans regarder ce satané machin. »
Avant que Jerome ait pu obtempérer, Hodges a un ultime aperçu des poissons qui nagent et d’un nouvel éclair bleu. Un étourdissement passager — causé ou non par ses antidouleurs — le déstabilise. Puis Jerome pousse le bouton Marche/Arrêt sur le dessus de la console, et les poissons disparaissent.
Ce n’est pas du soulagement que Hodges ressent mais de la déception. C’est peut-être fou, mais compte tenu de ses problèmes de santé actuels, peut-être pas tant que ça. Il a vu l’hypnose utilisée de temps à autre sur des témoins pour les aider à mieux se souvenir, mais il n’en a jamais saisi le plein pouvoir jusqu’à cet instant. L’idée lui vient, sans doute blasphématoire vu les circonstances, que les poissons du Zappit pourraient mieux soulager la douleur que les drogues prescrites par le Dr Stamos.
Holly annonce :
« Je vais compter à rebours, Jerome, de dix à un. Chaque fois que tu entendras un chiffre, tu seras un peu plus réveillé. OK ? »
Pendant quelques secondes, Jerome ne dit rien. Il est assis calmement, paisiblement, voyageant dans une autre réalité et cherchant peut-être à décider s’il aimerait y vivre de façon permanente. Holly, quant à elle, vibre comme un diapason, et Hodges serre les poings au point de sentir ses ongles mordre dans ses paumes.
Enfin, Jerome dit :
« OK, oui. Puisque c’est toi, Hollyberry.
— On y va. Dix… neuf… huit… tu reviens, Jerome… sept… six… cinq… tu te réveilles… »
Jerome lève la tête. Ses yeux sont braqués sur Hodges, mais Hodges n’est pas sûr que le garçon le voie.
« Quatre… trois… tu y es presque… deux… un… réveille-toi ! »
Elle claque une fois dans ses mains.
Jerome sursaute violemment. De la main, il balaie le Zappit de Dinah et l’expédie par terre. Il dévisage Holly avec une mine effarée qui serait amusante en d’autres circonstances.
« Qu’est-ce qui s’est passé ? Je me suis endormi ? »
Holly s’affale dans le fauteuil réservé d’ordinaire aux clients. Elle inspire profondément et essuie ses joues moites de sueur.
« En quelque sorte, dit Hodges. Le jeu t’a hypnotisé. Comme il a hypnotisé ta sœur.
— Vous en êtes sûrs ? » demande Jerome. Il consulte sa montre. « J’imagine que oui. J’ai perdu quinze minutes sans m’en rendre compte.
— Plutôt vingt. De quoi te souviens-tu ?
— D’avoir attrapé les poissons roses qui se transformaient en chiffres. C’est étonnamment dur à faire. Il faut observer attentivement, se concentrer vraiment, et les flashs bleus n’aident pas. »